Un grand vertige, par Hubert Artus (Le Monde diplomatique, décembre 2024)


La tendance gagne en envergure : les romans dystopiques ou postapocalyptiques, axés autour du dérèglement climatique et de la possibilité d’un effondrement global, sont dans l’air du temps. Paru en 2023, aux États-Unis, Le Déluge s’inscrit dans ce mouvement, mais avec une force toute particulière. Stephen Markley (Ohio, Albin Michel, 2020) y a travaillé plus de dix ans. Ce récit choral débute, précisément, en 2013, sous le premier mandat de M. Barack Obama, pour s’étendre jusqu’en 2040.

Tony Pietrus étudie les gisements de méthane sous-marins. Confronté au désengagement financier de l’État fédéral dans son domaine, il devient lanceur d’alerte après avoir publié un ouvrage-choc sur le changement climatique. Il reçoit alors des menaces de mort. Entrent en scène Shane Acosta, membre d’une organisation « écoterroriste », puis d’autres personnages qui, au fil de chapitres, font progresser le récit jusqu’en 2016 et l’arrivée au pouvoir de M. Donald Trump. Ainsi, Kate Morris, une activiste qui alterne actions spectaculaires (blocages de centrale électrique, sabotages, rassemblements) et lobbying auprès des leaders, démocrates comme républicains. Bientôt surnommée la « pitbull de la crise climatique », elle agit aussi au plus près de territoires frappés par ce qui mène au chaos : la température de 40o C devient habituelle, les moyens de production d’énergie ne suivent plus, engendrant des dommages sanitaires, alimentaires, médicaux, sociaux. L’intrigue donne à entendre d’autres voix, celle d’un coordinateur parlementaire et analyste de données dont les rapports parsèment Le Déluge, celle d’un ancien acteur de Hollywood devenu prêcheur, celle d’un toxicomane…

À la première, deuxième ou troisième personne, le récit croise les destins personnels : chacune des apparitions des multiples héros nous fait avancer d’une année. Toutes ont un lien avec la thématique principale, mais racontent une histoire en soi : d’addiction (drogue), d’amour, de famille, de militantisme. Le Déluge fonctionne comme une superposition de microfictions, qui raconte une histoire plus grande que celle des individus — une macrofiction. Ce à quoi travaille la trame narrative ponctuée de comptes rendus de réunions à la Maison Blanche, de rapports d’experts, d’articles ou de manchettes de presse, d’extraits de podcasts. Mobilisant un arsenal aussi titanesque que maîtrisé, Le Déluge parvient à raconter la crise totale des années 2010, 2020, 2030, en faisant littérature du dérèglement climatique et de ses conséquences — sociales et politiques (épidémies, famines, blocages économiques, révolutions, régimes autoritaires).

En tournant des pages de vie, ce roman exigeant procure aussi des sensations de peur et de plaisir, quelque chose qui s’apparente au vertige : « Aujourd’hui, dans cette ville, en cette heure sombre, nous allons démontrer que les divisions imposées par les riches et les puissants n’existent pas. Pour l’instant ils n’ont pas peur de nous, mais ça va venir. Parce que nous sommes ce qu’ils n’ont pas vu arriver et qu’ils n’auraient jamais cru possible. Nous sommes le Déluge. »



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