• sam. Oct 19th, 2024

« Le gros frein à la réparation des objets, c’est le manque d’offres »


Réparer, entretenir, chouchouter ses objets… Ces réflexes ont encore du mal à émerger. Dans le cadre des Journées nationales de la réparation, qui se déroulent du 18 au 20 octobre, nous avons demandé à Julie Madon, sociologue, quelles relations les Français entretenaient avec leurs appareils électroménagers, objets de décoration, vêtements, meubles…

Dans le cadre de sa thèse, cette chercheuse de Sciences Po s’est intéressée pendant près de cinq ans à la durée de vie des objets. Elle s’est immiscée dans le quotidien d’une soixantaine de personnes, a épluché les réponses à un questionnaire de 2 700 sympathisants de l’association Halte à l’obsolescence programmée (HOP), enquêté auprès d’environ 300 participants à des Repair Café. Elle relate ce travail dans Faire durer les objets, un ouvrage publié cette année.



Reporterre — Qui sont les « longéviteurs », comme vous nommez les personnes désireuses de faire durer leurs objets ? Quelles sont leurs motivations ?

Julie Madon — D’abord, il y a ceux qui habitent en milieu rural ou périurbain, qui ont souvent plus de compétences manuelles, un accès un peu moindre à la consommation et plus d’espace pour bricoler. Ils vont de fait garder davantage leurs objets et les entretenir. Viennent ensuite les ménages modestes. Le fait d’avoir un budget restreint reste un moteur très important. En faisant durer leurs équipements, ils cherchent d’abord à défendre leur pouvoir d’achat. Quand ils les renouvellent, c’est souvent parce qu’il y a une panne. Enfin, du côté des classes moyennes aisées, on retrouve des personnes dites « à fort capital culturel », qui sont souvent assez diplômées. Elles sont particulièrement sensibles à l’écologie et l’environnement, et adhèrent souvent à des valeurs autour de l’ascétisme, avec un mode de vie sobre.

Mais le discours qui consiste à dire « j’agis en faveur de l’environnement » prend de l’ampleur. Aussi des personnes qui pouvaient avoir des pratiques de conservation avant même de se poser la question des limites planétaires, par exemple, se reconnaissent aujourd’hui dans le discours écolo. Ce dernier légitime leurs pratiques, en quelque sorte. La notion de gaspillage est intéressante par ailleurs. Ce n’est pas une question forcément environnementale. Elle renvoie aussi à des valeurs de justice.

« Ceux qui habitent en milieu rural ou périurbain ont souvent plus de compétences manuelles, un accès un peu moindre à la consommation et plus d’espace pour bricoler », résume Julie Madon.
Pexels

Enfin, chez certains, la motivation peut provenir du plaisir à bricoler, du plaisir à entretenir un objet auquel on est attaché, qui raconte toute une histoire. La conservation des objets permet en réalité d’atteindre des profils extrêmement variés, beaucoup plus que d’autres pratiques environnementales, souvent réservées aux militants de la cause écologique.

Quels sont les freins à la conservation que vous avez pu observer ?

 

D’abord, il y a les freins liés aux normes sociales ou à la représentation. Les exemples typiques qu’on me donnait, c’étaient les baskets ou les vêtements qui commencent à être troués. On se dit : « Je m’en fiche, je les userai jusqu’à la corde. » Mais cette décision peut être stigmatisante auprès des collègues, des amis ou de la famille. Je me souviens d’un garçon qui avait la vingtaine et qui travaillait dans un bar. Son patron, avec qui il était presque ami, lui avait dit : « Je te préviens, si tu reviens avec ton jean troué, je ne t’ouvre pas la porte. » Il me disait que sa mère lui mettait aussi la pression et allait lui acheter des jeans. On voit que l’entourage peut parfois pousser au renouvellement des objets. La crainte d’être étiqueté comme ringard ou radin revient aussi beaucoup.

 

Il y a bien sûr celles et ceux qui ont envie de nouveauté, et qui finissent par remplacer leurs objets par goût pour la mode, par exemple. Ou d’autres qui ont du mal à faire avec les marques d’usure. C’est vrai qu’avoir une bouilloire dont on scotche un bout parce qu’il ne tient plus, ça peut conduire à vouloir se débarrasser de l’objet. Certains se disent finalement : « Quand même, qu’est-ce que je suis content de m’acheter cette cafetière chromée super belle ! » La valeur esthétique est subjective, évidemment. D’ailleurs, un objet peut tout à coup revêtir une nouvelle valeur esthétique parce que la société le valorise désormais comme vintage.

 

La deuxième grande catégorie de freins, c’est le manque de ressources. Car faire durer demande d’abord des ressources cognitives, c’est-à-dire avoir les compétences et connaissances techniques pour choisir un objet qui sera susceptible de durer, puis pour le réparer. Ça demande aussi du temps : se poser la question de ce qu’on va faire de son objet, essayer de le donner ou de le revendre plutôt que d’en acheter un neuf et de faire emporter l’ancien par le distributeur.

« La question du prix des réparations est centrale »

Faire durer réclame aussi des ressources matérielles et financières. Mine de rien, quand on a un budget restreint, on va avoir tendance à acheter un objet à plus bas coût, et en conséquence d’une moindre qualité. La question du prix des réparations est aussi centrale. Quand celui-ci est trop élevé, la personne va se dire que c’est plus rentable de racheter quelque chose de neuf.

 

Le dernier gros frein, et non des moindres, c’est le manque d’offres, marchandes ou non marchandes, ou de liens entre les consommateurs et l’offre qui existe. Beaucoup de gens me disent qu’ils ne connaissent pas de réparateur dans le coin, que les petits réparateurs ont disparu. Il y a pourtant de plus en plus de Repair Café. Ces structures sont encore peu identifiées, contrairement aux stars de la seconde main que sont Vinted ou Le Bon Coin, souvent citées. Mais si on cherche juste à louer un objet au lieu de l’acheter, on ne sait pas à qui faire appel. Ce sont encore des pratiques marginales.

Les consommateurs sont-ils aujourd’hui suffisamment accompagnés pour faire durer leurs objets ?

L’information autour de la longévité du produit évolue dans le bon sens. Il y a maintenant l’indice de réparabilité, instauré par la loi, qui permet de « labelliser » les produits en fonction de leur degré de réparabilité. Ou encore le bonus réparation. Ces mesures ont potentiellement le pouvoir de changer non seulement l’expérience du consommateur, mais aussi les comportements des fabricants. Mais souvent les consommateurs disent être perdus, même en regardant les magazines spécialisés comme Que Choisir. Ils regrettent aussi que les vendeurs ne sachent pas leur donner les renseignements attendus.

« Chez certains, la motivation peut provenir du plaisir à bricoler, du plaisir à entretenir un objet auquel on est attaché, qui raconte toute une histoire. »
Wikimedia / CC BYSA 4.0/ Tadeáš Bednarz

 

Par ailleurs, beaucoup de produits sont peu ou pas réparables. Certaines associations comme HOP militent pour un encadrement. Un énorme travail reste à faire du côté de l’offre marchande, à la fois pour proposer une offre à un prix raisonnable et pour encourager la réparation. Beaucoup de consommateurs expliquent que les SAV leur font souvent un diagnostic pessimiste : ça va être compliqué de réparer, la marque qu’on leur a vendue n’est pas de la bonne qualité, etc. Il y a un vrai changement de discours à avoir.

Comment faire avancer cette cause ?

En plus de la volonté individuelle, c’est important qu’il y ait des mobilisations à l’échelle collective. Il faut inciter les gens à aller à la ressourcerie du coin, à se lancer dans un Repair café, adhérer à une association, etc. Dans ces lieux, leur voix peut porter.

Les pouvoirs publics et les acteurs marchands doivent aller plus loin. Se pose la question du soutien apporté aux réparateurs locaux. On est dans un système économique où on peut acheter facilement des produits à faible coût parce qu’ils ont été fabriqués de manière délocalisée. En revanche, quand on veut faire réparer, en général, on fait appel à des personnes en France, ce qui a un coût parce que — et c’est normal — il faut payer leur travail.

« Trop de célébrités restent dans le modèle dominant de la consommation »

 

Enfin, on a besoin de changer les modèles qui sont transmis. Trop d’influenceurs ou de célébrités restent dans le modèle dominant de la consommation et en donnent une image désirable. Sur le terrain, ces messages sont très suivis. Heureusement, de plus en plus de discours alternatifs émergent, celui sur le minimalisme avec, par exemple, la série sur Netflix de Marie Kondo. Cette influenceuse désencombre les intérieurs. Grâce à elle, des personnes s’aperçoivent que c’est intéressant de « se désencombrer », que ça fait du bien. On voit l’importance de l’imaginaire aussi autour de ces questions-là.

Qu’est-ce qui vous a le plus surprise lors de votre enquête ?

 

J’ai découvert à quel point le circuit « souterrain » de la seconde main et de la réparation était très développé. Un système assez massif de dons, de trocs existe. Par exemple, les personnes qui glanent dans la rue en milieu urbain, mais aussi en milieu rural. J’ai eu beaucoup de récits de personnes qui disent : « Je sais que je vais mettre mon aspirateur en panne dans la rue à Paris et, au bout d’une heure, il aura déjà été repris par quelqu’un, un bricoleur qui va le retaper ou qui va réutiliser les pièces détachées. » Il y a toute une économie informelle autour de la réparation, et il y a beaucoup plus d’issues pour nos objets que ce qu’on croit.

Faire durer les objets — Pratiques et ressources dans l’art de déconsommer, de Julie Madon, aux éditions Presses de Sciences Po, mai 2024, 22 euros.

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