• sam. Oct 19th, 2024

Les ateliers d’autoréparation, un rôle social en mal de reconnaissance


Bordeaux (Gironde), reportage

En ce mercredi après-midi doux et pluvieux, Théa et son papy poussent la porte de l’atelier. Dans leur sac, la machine à coudre que la fillette a eue pour son anniversaire, il y a deux ans. « Je ne m’en étais pas servi parce que je ne savais pas comment elle marchait. » Personne dans la famille n’est expert en la matière. C’est pourquoi son papy l’accompagne pour la seconde fois à la permanence de l’atelier de couture de Récup’R. Cette association bordelaise, installée depuis 2019 dans le quartier, est devenue un repère pour beaucoup et un vrai lieu de sociabilité, mais elle est confrontée à un manque de moyens et de reconnaissance de la part des pouvoirs publics.

Ici, l’apprentie de 8 ans peut apprendre comment enfiler le fil dans l’aiguille de sa mini-machine aux boutons rose. « Je veux faire une pochette comme celle-ci », dit Théa d’un ton décidé, désignant du doigt le modèle sur le livret du fabricant.

Théa et sa petite machine à coudre dans l’atelier de couture de Récup’R.
© Alan Dejong / Reporterre

Bobines de fil et meubles à boutons

Camille, passionnée de couture, anime depuis un an ces ateliers. Avant, elle travaillait dans le milieu social, « des structures de protection de l’enfance, des centres sociaux ». Quand elle est tombée sur l’annonce de Récup’R, elle a foncé : « C’est le métier de rêve pour moi : la couture et le social ! » Car Récup’R n’est pas que cet endroit où l’on trouve des machines à coudre, des surfileuses, des bobines de fil de toutes les couleurs, un meuble à boutons, des amas de tissus. Posée à la frontière entre Bordeaux et Bègles, dans une ancienne zone industrielle en pleine restructuration, cette maison discrète, à la façade égayée d’objets de récup’, abrite bien d’autres activités.

Récupération de vélos abandonnés (chaque année, sont collectés environ 300 biclous, notamment via les copropriétés), réparation et bourses aux vélos, créations à partir d’objets de récup’, sérigraphie, tricot, grainothèque, rencontres festives… Le 206 de la rue Carle Vernet déborde d’idées et de convivialité. Il compte quelque 450 adhérents et une trentaine de bénévoles, qui viennent donner des coups de main.

Récup’R compte environ 450 adhérents et une trentaine de bénévoles.
© Alan Dejong / Reporterre

Mais ce tiers-lieu est aussi confronté à des difficultés financières. Benjamin, regard doux et veste bleue de travail sur le dos, travaille ici depuis quinze ans. Il explique avoir dû lancer une cagnotte en ligne à la mi-septembre pour combler le déficit accumulé depuis deux ans et que l’association puisse continuer à fonctionner. « Il y a trois salariés et un loyer à payer, mais aussi des outils à acheter de temps en temps », rappelle l’animateur-mécanicien vélo, entre autres occupations [1].

Benjamin est salarié de l’association depuis quinze ans.
© Alan Dejong / Reporterre

Être le plus autonome possible

« Des ronds, c’est ce qu’il faut ! Et la santé », interpelle Monique, qui enrage contre « des pensions misérables, des logements introuvables ». Cette énergique et volubile retraitée vient toutes les semaines à l’atelier couture. « C’est un peu notre mascotte ! » taquine Camille. « J’ai par exemple réalisé une housse de canapé, explique la sexagénaire. Je fais aussi du raccommodage, je répare des fermetures. Ici, je peux aussi entretenir mon vélo, et venir aux gueuletons ! »

En ce moment, elle s’applique à fabriquer un sac banane, « très à la mode ». Tout comme Maïté, arrivée il y a deux ans dans la région, elle aussi retraitée et qui cherchait des activités. « J’ai trouvé de la bienveillance à l’atelier, et aussi les compétences de Camille. »

Maïté, adhérente de l’association depuis un an.
© Alan Dejong / Reporterre

Mais Récup’R, ce n’est pas un club du troisième âge. S’y croisent des gens d’âge, de culture et d’origine différents. La preuve avec Tom, jeune homme timide aux cheveux bouclés et au tee-shirt jaune. Il vient tout juste de s’installer à Bordeaux. « J’ai récupéré la machine à coudre de ma grand-mère, j’avais envie de me mettre à la couture depuis longtemps, explique-t-il. Je suis un peu dégoûté par l’industrie de la mode, et par toutes les industries en général. »

Aussi a-t-il décidé d’être le plus autonome possible. Il a passé un CAP cuisine à 16 ans, et cette année, il se met à la couture. À l’atelier, il apprécie les échanges avec les autres adhérents : « On peut apprendre de tout le monde ici. C’est souvent quand on fait des erreurs qu’on apprend, et aussi grâce aux erreurs des autres. »

Freins en rade, pneus à plat, roues voilées

Du côté de l’atelier vélo, qui jouxte la salle de couture, Mamadou, bénévole depuis 2020 et originaire du Sénégal, est aux manettes ce mercredi. Avec Benjamin, ils accueillent et accompagnent les cyclistes en rade de freins, aux pneus à plat, aux roues voilées. Là encore, l’objectif pour les animateurs n’est pas de faire, mais de transmettre des savoir-faire. Alice a apporté un vélo « qui freine mal, a la selle cassée et un peu de jeu dans le pédalier ». C’est celui que sa fille utilise tous les jours pour aller au collège.

Cette prof connaît bien l’atelier pour y entretenir tous les vélos de la famille. Elle fixe elle-même sa monture sur le pied de réparation, qui permet d’avoir le vélo à la bonne hauteur pour bricoler, et commence à dévisser les boulons. Finalement, elle va passer une bonne partie de l’après-midi à remettre le cycle en état. Elle apprend notamment à changer l’axe du pédalier, avec Mamadou. « Il y a des billes à l’intérieur de cette pièce, lui explique le jeune homme. Et quand il en manque ou si elles ne sont plus en place, ça crée du jeu au niveau des pédales. » Alice n’en revient pas : « Je n’imaginais pas qu’il y avait des billes dans un vélo ! »

Mamadou est bénévole et adhérent de l’association depuis 2020.
© Alan Dejong / Reporterre

De leur côté, Anne et Ashratullah se sont donné pour mission la réparation de trois vélos provenant du foyer d’accueil dans lequel travaille Anne, en tant qu’éducatrice spécialisée, et où vit Ashratullah, migrant afghan de 16 ans. Benjamin les guide dans leurs gestes. « C’est un bon endroit pour aider à la socialisation, constate Anne, qui vient pour la première fois. Ça permet à Ashratullah de parler en français. »

Au-delà, elle y voit aussi un moyen de transmettre des notions autour de la récupération. « Les jeunes migrants que nous accueillons viennent souvent de milieux défavorisés, et en arrivant dans notre société de consommation, certains prennent le réflexe de prendre et de jeter sans se poser de question. Il y a tout un apprentissage à faire. » 

« Nous ne rentrons pas dans les cases »

 

Ce travail d’éducation est l’une des raisons d’être de Récup’R aujourd’hui. Mais il n’est pas assez reconnu par les institutions, regrette Benjamin, en pleine réflexion sur la stratégie à adopter. Certes, la cagnotte en ligne a bien marché. Sur les 20 000 euros à atteindre, Récup’R en a récolté 18 000. Plus de 200 personnes ont participé. « On a eu le soutien du réseau associatif bordelais, du réseau national des Ateliers vélo, du voisinage. Les adhérents, même les plus modestes, ont participé, parfois avec de toutes petites sommes », explique Benjamin, qui ne boude pas son plaisir face à ce succès. « C’est comme un plébiscite. Ça veut dire : “On vous soutient, on vous aime, on a confiance”. » 

Une reconnaissance qui vient combler les doutes qu’éprouve parfois l’équipe face au manque de bénévoles, de soutien financier et au volume de travail qui empiète trop souvent sur les soirées et les week-ends. Malgré tout, l’animateur-mécanicien est tiraillé. « On fait un travail de service public, on réduit les déchets de la collectivité, on répare des vélos. Et l’air pur, il profite à tout le monde. On sensibilise et on fait aussi du lien. J’aurais préféré avoir un financement public et ne pas réclamer de l’argent aux adhérents et les culpabiliser. »

Dans la cour intérieure de l’association.
© Alan Dejong / Reporterre

Si la collecte va permettre de revenir à l’équilibre, elle ne sauve pas pour autant l’association. « Pour les subventions, nous ne rentrons pas dans les cases. Répondre aux appels d’offres nous impose de tordre la philosophie de l’association », juge Benjamin. Jusqu’à présent, l’association travaillait sur deux axes : la mobilité et la couture. « La mairie nous dit, par exemple, “l’an prochain, c’est l’année du numérique. Qu’est-ce que vous avez à proposer ? Ou alors, qu’est-ce que vous avez à proposer aux jeunes ?” Sauf que nous, on a un peu de jeunes, mais on a aussi tous les âges. »

En matière de mobilité, là encore, il y a une divergence de vue : les subventions proposées par la métropole de Bordeaux ont beaucoup été axées sur les vélos électriques. Or, à Récup’R, on défend d’abord l’usage du vélo mécanique pour les petits trajets.

Un rôle social dans le quartier

Benjamin aimerait que le rôle social de Récup’R dans le quartier soit reconnu. Un premier pas a été franchi mi-octobre, avec l’octroi d’une subvention de 8 000 euros de la part de la Caisse d’allocations familiales (CAF). L’objectif est désormais d’obtenir le statut d’espace de vie sociale.

Féministes radicales, militants écolos, migrants, collectionneurs de vélos, farfelus, gens du voisinage qui s’ennuient, employés de bureau désabusés par leur boulot… « On a ici un échantillon de toutes les catégories sociales. Cette grande diversité est une richesse — ça crée une vraie démocratie, il faut que tous cohabitent —, mais ça crée aussi de la complexité, parce que ça ne rentre jamais dans les cases. »

L’autre ambition de Benjamin est d’aller vers l’écologie populaire, et pousser les gens vers une autre approche des objets. Certains adhérents apportent des vélos, des pièces, des tissus, des boutons, etc. presque toutes les semaines. « Il faut passer un cap, considère l’homme à la veste bleue, leur faire comprendre que ce n’est pas la matière qui est importante, dans un monde de surconsommation, mais la transmission, la pédagogie, le savoir-faire. »




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