Il est des êtres pour qui l’imaginaire est pauvre et la réalité est riche. Chez Proust, c’était le contraire : c’est la réalité qui était pauvre, c’est l’imaginaire qui était riche. Alain Finkielkraut reçoit pour en parler, pour évoquer la conception proustienne de l’amour chez « ce fouilleur de détails » — sa férocité, son humour — ce qui de lui nous parle de nous, aujourd’hui encore, Catherine Cusset, écrivaine qui fait paraître Ma vie avec Marcel Proust, et Anne Simon, responsable du Centre international d’étude de la philosophie française – PhilOfr et de son carnet de recherche, auteure de plusieurs ouvrages sur Marcel Proust, dont Trafics de Proust et Proust ou le réel retrouvé.
Dans Le temps retrouvé, le dernier tome de la Recherche, Marcel Proust écrit « L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces, mon lecteur. En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’a pu peut-être pas su lire en lui-même ».
Catherine Cusset raconte pourquoi elle a écrit Ma vie avec Marcel Proust et comment elle s’est retrouvée dans Proust à différents âges de sa vie.
« Quand je l’ai lu à 15 ans et que je lis la scène où il attend le baiser de sa mère, je retrouve non seulement ma propre attente du baiser de ma mère mais aussi tout ce triangle entre le père, la mère et l’enfant, je reconnais les rapports bien complexes que j’entretenais avec ma mère dont j’étais si proche et avec mon père dont j’étais si lointaine. Et donc je me vois chez Proust, j’ai l’impression d’avoir grandi toujours avec cette distinction entre le moi social et le moi profond, et pour moi Proust évidemment nous place d’emblée du côté du moi profond. Lire Proust c’est ça en fait, c’est aller à l’essentiel ».
Lire Proust : une myriade d’émotions
Anne Simon rappelle aussi comment la lecture de Proust a « infusé » en elle au fil des décennies. « Ce qui me fascine chez Proust, c’est l’affect, c’est le règne de la compassion, de la cruauté, de la colère, des rencontres ».
Proust ou la quête du vrai : singulier, universel
Pour Catherine Cusset, Proust est l’écrivain de l’écriture et sa conception de l’écriture comme la quête du livre intérieur que chacun porte en soi, elle la partage.
« C’est rare aujourd’hui d’avoir encore cette conception-là d’écriture, de ne pas chercher de sujet dans l’air du temps, de ne pas chercher à écrire des choses qui sont importantes aujourd’hui pour le monde, mais de partir à la recherche de ce que Proust appelle finalement le vrai — qui est le vrai pour soi, qui est un vrai totalement singulier. Et si ce vrai, on arrive à le mettre en mots jusqu’au bout, on atteint quelque chose d’universel. C’est vraiment uniquement rechercher, son point de vue singulier sur le monde. Il n’est pas facile à trouver« .
La conception proustienne de l’amour
Le narrateur est Gilbert, le narrateur est Albertine, Swan et Odette bien sûr, mais également Saint-Loup et Rachel… C’est quoi l’amour selon Proust ?
Anne Simon redéfinit l’amour selon Proust et le fait que c’est d’abord une réalité :
« Ça se passe la plupart du temps par un premier regard, par une rencontre — comme ça se passe aussi dans la vie. Et jeter le regard sur l’autre, c’est la flèche d’Éros qui vient toucher de façon extrêmement concrète celui ou celle qui est en face. Et donc ce sont des conflagrations — ce que Proust appelle les conjonctions, entre Charlus par exemple et Jupien — il y a une possession quasiment de soi par l’autre, dans l’autre, qui s’effectue à travers l’amour. D’où, chez lui, une sorte de pathologie de l’amour, une maladie de l’amour qu’est la jalousie, et qui est assez proche d’ailleurs de l’idolâtrie, ce risque de l’idolâtrie qu’on a quand on lit Proust« .
Pour Catherine Cusset,
l’amour a tout à voir avec nos propres névroses, nos névroses d’enfance, avec l’attente du baiser du soir de notre mère autrefois, « et pas grand-chose à voir finalement avec l’autre. Et en même temps, même si l’autre n’a pas beaucoup de valeur, la valeur de l’amour est suprême parce que c’est celle de la souffrance. Elle nous révèle à nous-mêmes. L’amour est essentiel parce qu’il révèle à nous ce qu’il y a de plus important en nous. »
Il ne faut pas oublier que dans
Le Temps retrouvé, rappelle Anne Simon, Proust explique que toute la vie, toutes ces amours qu’on croyait négatives, qu’on croyait ratées, échecs, etc., c’est la vie telle qu’on l’a vécue et c’est la vie telle qu’on doit l’écrire. « On a l’impression, quand il raconte la vie dans son roman, qu’effectivement, on est dans du négatif. Mais en réalité, tout son roman nous parle pendant des milliers de pages de cette vie où le négatif se situe ».
Et s’il y a dans la modernité un esprit négatif, poursuit Anne Simon, elle ajoute :
« Proust n’est pas comme ça à mon avis, il y a au contraire des moments immenses de joie, d’intensité dans son œuvre qui font que justement cette vie-là, elle n’est pas à barrer, elle n’est pas à biffer, elle est à écrire au contraire, à réécrire ».
