«Mes films sont une forme de psychanalyse, sauf que c’est moi qui suis payé, ce qui change tout. » La formule de Woody Allen, propagandiste convaincu et moqueur de la psychanalyse à l’américaine, est aussi connue que fallacieuse, mais elle renvoie à un des reproches qui pèse quasi consubstantiellement sur l’exercice : comme, autrefois, on disait aux femmes qu’il fallait souffrir pour être belles, il a été amplement répété qu’il fallait payer pour être soigné. Léger soupçon de charlatanisme, désignation d’une classe bourgeoise qui a les moyens de s’offrir un mixte de confessionnal et de lifting psychique. De quoi nourrir, entre autres imputations et réputations, une méfiance qui convient parfaitement aux gourous du développement personnel. Au Centre de consultations et de traitements psychanalytiques Jean-Favreau (CCTP), à Paris — et créé en 1953 —, les séances sont gratuites pour qui n’est pas argenté.

Un livre récent permet de comprendre quelques-uns des enjeux et obstacles de la cure, une fois énoncée la « règle fondamentale » de la libre association (1). Il ne s’agit là ni d’études détaillées de cas, ni de pure théorisation. La psychanalyste Christine Bouchard, qui, outre son activité en cabinet, travaille au CCTP, expose et interroge son expérience de clinicienne. Il serait taquin de dire que le profane comprend absolument tout. C’est sans gravité. Ce qu’on accompagne est pour l’essentiel limpide, s’y éclaire en particulier ce qui se joue chez l’analyste. Que signifie sa « neutralité » ? Quelle est la fonction de son silence, quand et pourquoi intervenir ? « Alors, vous n’interprétez pas ? », s’agace le patient, mais l’analyste « écoute ce que le patient ne lui dit pas, mais lui fait »… Et que se passe-t-il quand l’attention flottante a du mal à continuer à flotter, parce que le patient suscite un ennui compact, voire un genre d’antipathie (« ah, s’il pouvait ne pas revenir… ») ? Comment parvenir à ne pas opposer orthodoxie et transgression, neutralité et implication, ne pas attendre que le patient réponde à ce que la théorie attend de lui ? Christine Bouchard ne donne pas dans la vulgarisation, mais son déchiffrement des interactions entre analysant et analyste, de ce qui se noue dans la question essentielle « à qui suis-je en train de parler ? », sa mise en lumière de ce que peut être une libération de la charmeuse répétition névrotique, met remarquablement le lecteur en action… On sait que les outils conceptuels de la théorie psychanalytique peuvent aussi être utilisés pour décrypter d’autres phénomènes que les complications de la psyché. C’est en s’appuyant principalement sur Sigmund Freud (La Psychologie des masses et analyse du moi), Max Weber (Économie et société) et Franz Kafka (Le Château) que Paul-Laurent Assoun entreprend de mettre l’« administration à l’épreuve de la psychanalyse (2) ». Cette administration qui ignore l’affect, n’use jamais du point d’exclamation, est caractérisée par une « répétitivité structurelle », et qu’on ne peut contester que par une procédure… administrative.

L’ensemble souffre d’une édition péniblement fautive, qui aurait gagné à être relue, resserrée, allégée, mais on peut avoir quelque plaisir à découvrir brièvement l’histoire (française), à tout le moins peu connue, de l’administration, et à retrouver les déclinaisons qu’ont données de ce « fait majeur de la modernité politique et sociale » Honoré de Balzac, Nicolas Gogol, Gustave Flaubert, Herman Melville, Georges Courteline, ou encore Octave Mirbeau. Mais c’est avec et autour de Kafka, lui-même administrateur, que sont ouvertes les pistes les plus stimulantes, offrant une vision de l’« inconscient administratif », et de celui de l’administré. De l’acceptation de son assujettissement par ce dernier à la force mortifère qui anime in fine l’administration, du désir de règlement à la signification de l’emprise qu’exerce son impersonnalité fondamentale, c’est une « rationalisation de la domination » qui est mise à jour, un travail qui n’est jamais inutile.