un collectif paysan contre la dépendance industrielle


La revalorisation des savoirs et du faire paysan au sein d’une conception systémique de l’écologie, voilà le projet de La Roue Libre. Immersion dans cette vision alternative de la ferme. 

« La France est passée de 1,6 million de fermes en 1970 à 400 000 aujourd’hui »

En un demi-siècle, la France a perdu 75 % de ses fermes, passant d’environ 1,6 million en 1970 à 400 000 aujourd’hui. Au milieu de cette décroissance, de nouveaux espaces agricoles voient encore le jour : des lieux impulsés par des collectifs de jeunes aux parcours multiples, rassemblé·es autour d’un projet commun.

La Roue Libre, ferme installée à La Chabanne, dans les montagnes bourbonnaises, s’inscrit dans cette dynamique. Comme le raconte Laurine, initiatrice du projet, l’objectif principal est de promouvoir l’autonomie alimentaire de la région. Derrière cette démarche se trouve un collectif composé de 40 “paysan.nes militant.es, engagé·es pour l’autonomie territoriale et la justice écologique et sociale”, comme indiqué également sur leurs réseaux sociaux.

Crédit Photo ©Marlene Gräf/Partagé avec toutes autorisations

En juin dernier, le collectif a organisé deux journées Portes Ouvertes où l’on a eu l’occasion de rencontrer les habitant.e.s du lieu, de découvrir leurs  activités agricoles et de goûter leurs produits. Tout cela a été articulé avec des conférences, spectacles, débats et concerts.

Ce choix, inhabituel pour les Portes Ouvertes d’une ferme, est en cohérence avec le projet de la Roue Libre qui vise à faire exister une réalité bien concrète : un projet où la production agricole s’inscrit dans une perspective sociale et écologique, et où l’élément clé est la mise en commun des compétences et des connaissances nécessaires à sa réalisation.

La souveraineté alimentaire du territoire via l’autonomie agricole

L’autonomie est un mot-clé de l’activité de La Roue Libre. C’est dans une logique de souveraineté alimentaire territoriale que la ferme adopte une position militante : produire, grâce à des pratiques agroécologiques, des aliments destinés aux marchés locaux afin de les affranchir de l’agro-industrie et de la grande distribution.

Cela avec l’objectif de garder une production à taille humaine et, surtout, avec une faible consommation d’énergie. L’autonomie énergétique est, en effet, un enjeu central et clivant de la vision politique de la Roue Libre et ces premières journées Portes Ouvertes étaient articulées autour de cette thématique.

« bien que le nombre de fermes en France ait fortement diminué, la consommation énergétique du secteur agricole n’a pas cessé d’augmenter ».

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L’un des points de départ de la discussion est parti du constat suivant : bien que le nombre de fermes en France ait fortement diminué, la consommation énergétique du secteur agricole n’a pas cessé d’augmenter.

Ce phénomène s’explique par des décennies de politiques européennes qui ont favorisé la mécanisation et la numérisation de l’agriculture, aujourd’hui centralisée dans des véritables industries agricoles qui font une taille moyenne de 69 hectares. On est donc face à un monde agricole peuplé par beaucoup moins d’acteurs et où la production est concentrée sur d’énormes surfaces énergivores.

Le choix de la thématique des Portes Ouvertes est à la fois affirmé et vise à prendre clairement position face au regard de certain·es voisin·es, qui perçoivent La Roue Libre comme l’émergence inquiétante d’une force productive méfiante à l’égard des méthodes agricoles conventionnelles et comme un retour trop idéalisé à des pratiques anciennes.

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« Notre volonté, insistent Laurine et ses camarades, n’est pas de sortir du système, mais de proposer un modèle alternatif de production. » Dans ce modèle, on s’oppose à l’idée que le progrès technologique et l’industrialisation des fermes soient concrètement des éléments de progrès.

Bien que la technologie agricole ait sans aucun doute progressé, automatisant de nombreuses tâches traditionnelles et pénibles, le monde agricole a vécu une véritable régression concernant les savoirs et les compétences. Déléguant de plus en plus toutes sortes d’activités aux machines, les paysan.ne.s ont progressivement perdu la maîtrise de leurs connaissances et de leurs outils.

Par exemple, lorsqu’une panne survient, le manque de compétences techniques oblige les agriculteurs à faire appel à des techniciens spécialisés, ce qui alourdit encore le coût déjà élevé de ces équipements.

De plus, les outils préfabriqués, pour des raisons d’optimisation, tendent à être uniformes sur le marché et s’adaptent difficilement à la morphologie territoriale et humaine d’un lieu donné. Cette modalité d’usage génère une dépendance vis-à-vis du secteur industriel et empêche, de fait, l’autonomie des paysan.ne.s.

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Partant de ce constat, l’association Atelier Paysan, invitée lors des journées Portes Ouvertes, œuvre depuis quinze ans pour promouvoir l’autonomie technique dans les fermes grâce à la fabrication d’outils agricoles adaptés et auto-construits.

À travers des formations en métallurgie, menuiserie, mécanique, micro-électricité, l’Atelier Paysan cherche à redonner aux agriculteurs et agricultrices les savoir-faire nécessaires pour construire des machines « à taille humaine », librement choisies et adaptables à leur réalité quotidienne. L’objectif principal, comme le souligne François, représentant de l’association, est d’instituer une véritable éducation populaire où l’on apprend de façon participative à « reprendre la terre aux machines« , rompant ainsi avec une dépendance réelle à la technologie pour mieux la remettre au service de l’humain.

La surveillance et l’analyse du discours institutionnel sur l’autonomie

Les Portes Ouvertes ont ainsi été organisées pour informer le public en matière d’autonomie énergétique dans la région. Cet enjeu est d’autant crucial que le discours écologique peut masquer des intérêts industriels sous couvert de transition « verte » et d’une nécessité stratégique d’atteindre une autonomie face aux grands groupes géopolitiques mondiaux.

C’est pourquoi une information critique, fondée sur une démarche interrogative, s’inscrit pleinement dans une approche visant à renforcer la conscience sur ces sujets et, au fond, sa capacité à prendre des décisions en toute autonomie.

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La mine de lithium à Échassiers : l’électrification n’est pas une solution miracle 

Depuis des décennies, l’électrification des machines est un axe central de la transition écologique. Cependant, l’extraction des matériaux nécessaires à leur production se fait majoritairement à l’étranger, notamment dans les pays du Sud global. Ce sujet est d’ailleurs porté au sein de La Roue Libre par le collectif Stop Mines 03, basé à Échassiers (Allier), où la construction d’une méga-mine de lithium est prévue par l’entreprise Imerys.

Malgré leur potentiel comme alternative aux combustibles fossiles, la durabilité des batteries électriques est limitée par leur fabrication, en particulier par l’extraction du lithium des roches. Des informations quantitatives sont disponibles dans les documents d’Imerys ou d’autres articles comme celui de Celia Izoard sur Reporterre.

Ici, l’attention est portée sur l’analyse méthodologique qui a été présentée concernant les conditions et les conséquences de chaque étape de l’extraction du lithium. En effet, la faible proportion de lithium nécessite un effort logistique considérable, impliquant des procédés mécaniques et chimiques gourmands en énergie et susceptibles de générer des déchets toxiques. Même si l’on extrait le lithium sous une forme directement utilisable, la fabrication des batteries dépend d’autres matériaux rares, comme le cobalt, dont l’exploitation en République démocratique du Congo est connue pour ses conditions de travail désastreuses.

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Finalement, même si l’industrie du lithium et des batteries favorise une transition électrique, elle contribue potentiellement à des usages croissants contraires aux objectifs de durabilité, tel l’exemple des SUV électriques récemment rapporté par le WWF.

Les limites de l’agrivoltaisme

Un autre enjeu récent est l’installation de panneaux photovoltaïques sur des terrains agricoles, censée créer une synergie innovante entre production alimentaire et production électrique. À ce sujet, un porte-parole de l’Association Nationale Photorévoltée a méthodiquement souligné les implications de chaque aspect du projet.

Cela implique, tout d’abord, une artificialisation partielle du sol pour l’installation des panneaux. Bien que cette couverture soit qualifiée de partielle, elle modifie tout de même l’exposition au soleil et aux précipitations du terrain.

Ces changements ont des répercussions sur les cycles biologiques des cultures et sur le niveau d’humidité des sols sous-jacents, avec des effets encore inconnus sur la biodiversité locale. Par ailleurs, durant les périodes les plus chaudes, la température sous les panneaux augmente, rendant le travail agricole difficile à supporter.

De plus, le transfert de l’énergie produite requiert soit la réalisation de tranchées, soit un raccordement aérien au réseau national, ce qui implique, dans tous les cas, la construction d’infrastructures supplémentaires.

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Dans les deux cas

Dans les deux cas, la volonté des intervenants n’a pas été de prendre a priori position contre tel ou tel projet. Au contraire, le plus grand soin a été apporté à l’analyse et à la documentation des conséquences, dans le but de former le public et de lui permettre de se forger une opinion critique à ce sujet.

Dans les deux cas, la question de fond reste donc la même : une fois ces aspects mis en lumière, la finalité réelle de ces projets est‑elle vraiment celle qui est affichée ?

La méthodologie d’une écologie systémique

« le projet de la Roue Libre n’est pas de s’opposer au progrès,

mais plutôt d’analyser en quoi ce qu’on présente comme le progrès s’avère finalement contraire aux objectifs d’autonomie et de durabilité »

À la lumière de ces observations, il apparaît plus clairement que le projet de la Roue Libre n’est pas de s’opposer au progrès, mais plutôt d’analyser de façon critique en quoi ce qu’on présente comme le progrès, en pratique, s’avère finalement contraire aux objectifs d’autonomie et de durabilité d’une structure de production agricole.

Cela étant dit, ce qui est proposé relève d’un véritable processus de choix conscient : décider quels éléments intégrer et lesquels écarter. Si l’exemple de l’Atelier Paysan met en évidence à quel point les compétences technico‑scientifiques jouent un rôle essentiel, les journées Portes Ouvertes sont, plus généralement, porteuses d’une véritable démarche méthodologique pour réaliser ce choix.

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Laurine, qui avant de devenir maraîchère a soutenu une thèse en biologie évolutive et génétique, sait bien que la science, en effet, n’est pas seulement un ensemble de connaissances: c’est avant tout une méthode pour se questionner et acquérir les savoirs nécessaires afin d’ y répondre. Plus généralement, elle n’impose pas une vérité, mais propose une démarche pour la chercher. Il est crucial dans cette démarche de considérer chaque élément dans son contexte et de prendre conscience des interactions avec les autres éléments du système.

« Une ferme, bien qu’il s’agisse d’une réalité locale, s’inscrit finalement dans un système bien plus vaste »

Une ferme, bien qu’il s’agisse d’une réalité locale, s’inscrit finalement dans un système bien plus vaste. Son activité de production génère inévitablement des effets directs et indirects au‑delà de son cadre immédiat. Cette activité modifie la structure et l’usage des territoires et influence les dynamiques sociales, déplace les équilibres économiques, redéfinit les rapports entre les communautés et leur environnement. Ainsi, une ferme s’inscrit dans une complexité d’interactions, où transformations écologiques et choix humains s’entrelacent et se répondent.

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Dans cette perspective systémique, l’écologie ne se réduit pas à une simple certification de culture biologique, mais consiste à replacer ces pratiques dans leur contexte social et économique. C’est se poser des questions avec une rigueur et une méthode justement scientifique : si un légume n’est pas cher, on se demande dans quelles conditions ont travaillé les personnes qui l’ont fait pousser; si l’on achète un produit qui demande beaucoup d’eau, comme le maïs, on réfléchit à la gestion des ressources en eau nécessaires à sa culture ; ou encore, quand on introduit de nouvelles machines agricoles électriques, on interroge l’origine et l’extraction des matériaux qui les composent.

À la fin de ces journées

À la fin de ces journées, au‑delà de la tristesse inévitable du départ, il reste un fort sentiment d’espoir. La Roue Libre, ainsi que d’autres collectifs paysans de la Montagne bourbonnaise comme la ferme de La Martinière, incarnent une alternative fondée sur le partage des savoirs et des compétences. Ces lieux, qui promeuvent une écologie critique centrée sur les enjeux socio-économiques du travail agricole, démontrent comment une dimension collective et locale peut concrétiser cette proposition alternative.

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Une alternative qui prend en compte les besoins matériels des personnes sans reléguer au second plan le respect et la protection de l’écosystème. Une alternative à échelle humaine qui, tout en se concentrant sur des objectifs précis, garde une vision consciente des autres éléments du système et encourage une information critique, point de départ pour construire un réseau de connaissances profond et solide.

Une alternative où les savoirs scientifiques, au lieu d’être uniquement associés à un progrès technologique plus proche des intérêts économiques des industriels que des besoins réels des paysan·nes, sont envisagés comme des outils au service d’objectifs d’autonomie alimentaire et énergétique.

Enfin, une alternative dont la clé réside dans le partage de savoirs et de compétences diverses, qui s’articulent et se complètent pour atteindre un objectif commun.

– Francesco Paolo Panei

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