Ayant vu Palombella rossa à sa sortie en France, fin 89, immergée dans des événements qui semblaient se succéder en accéléré, je me demandais, après avoir vu le grotesque Vers un avenir radieux, si ma réaction aujourd’hui serait aussi positive, sachant tout ce qui allait découler de la chute du mur de Berlin. Justement, Palombella rossa est ressortie sur les écrans (et ce n’est pas un hasard), le moment de la vérité est donc venu.
Bien sûr, Palombella Rossa est pleine de fantaisie et d’inventivité : Nanni Moretti était encore jeune (36 ans) ; le dispositif choisi est aussi original qu’efficace : une piscine, entourée des gradins du public, qui devient une scène de comédie, et un héros, Michele Apicella, double du réalisateur et joué par lui, qui, tout en faisant des passes ou nageant vers les buts, au cours d’un match de water-polo, s’interroge sur son parcours de militant et sur la situation du PCI. Cela dit, qu’est-ce qui ressort du film ? Le contenu répond-il à ce contenant virtuose ?
La réflexion politique, moins photogénique, se dilue dans le match de water-polo, la forme fait oublier le fond. Que saura-t-on des débats que suscitent à l’époque le PCI et la volonté de ses cadres de le « rénover » ? Dans une séquence de flash-back, des journalistes qui interviewent le député Apicella à la télé lui demandent : « qu’est-ce que le communisme aujourd’hui ? ». C’était en effet la question qui se posait en 1988-89, en particulier lors du XVIIIe Congrès du PCI (mars 89). Le nouveau Secrétaire général, Achille Occhetto (comme cela semble loin !), avait inauguré un « nouveau cours », qui préconisait un « réformisme fort », c’est-à-dire qui aboutissait ou allait bientôt aboutir à la priorité du sociétal (féminisme) sur le social (justice sociale), à l’abandon des concepts de classe et de lutte de classe, et finalement du nom même de communisme, et à la dissolution du PCI dans le PD, Parti Démocrate résolument libéral.
Les discussions pour ou contre le « nouveau cours » étaient intenses, mais, dans le film, il n’en reste rien : aux journalistes qui l’interrogent, Apicella, incapable de formuler une réponse, se contente de répéter mécaniquement de grandes phrases creuses, donnant l’impression que le problème du PCI se résume à une sclérose. Mais, sur les problèmes en cours, quelle est sa position ? Que signifie la métaphore de l’amnésie dont il sera frappé après un accident de voiture ? Condamne-t-il l’oubli, le reniement de l’identité historique du PCI ? Ou pense-t-il qu’il faut oublier les vieilles rengaines et tourner la page du communisme ?
Il y a dans le film un seul moment d’« analyse » qui, bien sûr, se présente sous forme de gag (téléphoné). Sur le point de tirer un penalty, Apicella se dit : « je vais regarder à gauche, pour faire croire que je vais tirer à droite, mais en fait je tirerai à gauche » ; mais, au dernier moment, il tire à droite, ratant ainsi son penalty et faisant perdre son équipe : condamne-t-il ainsi la dérive droitière d’Occhetto ? Une autre péripétie du match suggère une autre réponse : le but marqué en tirant par-dessus la tête du gardien, ce qui constitue un lob, traduction française de « palomba » ; il nous inviterait donc à un dépassement par le haut du communisme, ce qui ramène au révisionnisme d’Occhetto.
En réalité, la réponse est donnée, on ne peut plus clairement, à un autre niveau, par la référence récurrente au Docteur Jivago (1965). Dans le bar de la piscine, la télé repasse ce film et, d’extrait en extrait, on voit monter l’enthousiasme d’Apicella et des spectateurs du match ; ceux-ci finissent par se lever et rejoindre en masse le héros devant l’écran ; ils ont oublié l’enjeu du match, ils ne se soucient plus que du dénouement de l’amour entre Jivago et Lara : Jivago parviendra-t-il à rejoindre Lara, qu’il a aperçue, après des années de séparation, depuis son tramway ? Nanni Moretti présente l’enthousiasme pour ce film comme universel, tout le monde l’aime et se passionne pour ses héros (tout comme, dans Vers un avenir radieux, la société civile unanime manifeste contre la Russie).
Nanni Moretti se révèle ici comme le contraire du personnage qu’il met en scène : il n’est pas spontané et ingénu, mais au contraire retors et manipulateur : il efface toute possibilité d’attitude critique face au film. En réalité, personnellement, j’ai bien ri en voyant cette scène finale tellement mélodramatique, avec Julie Christie qui fait la sourde oreille et s’éloigne à grandes enjambées, sur fond de musique tonitruante de Jean-Michel Jarre (j’ai même eu la patience de lire le synopsis, terriblement fastidieux, digne d’une interminable série télé). Plus sérieusement, on sait bien que Le Docteur Jivago est un film de propagande anti-communiste caricatural, qui diabolise la révolution de 1917.
Nanni Moretti, à travers son double Apicella, veut se présenter comme un sympathique hurluberlu, un marginal, un non-conformiste. S’il l’était vraiment, offrirait-il une telle apothéose à ce mélo académique ? Si, conformément au scénario, il était vraiment plongé dans le doute, en proie à des interrogations existentielles, il aurait plutôt pu se référer, concernant la même période historique, au film le Don paisible, de Sergueï Gerassimov, sorti en 1957-58, et qui, au lieu d’assener une condamnation unilatérale péremptoire, présente des personnages, les cosaques du Don, ballottés entre deux motivations et deux camps : soumis à l’arrogance et l’arbitraire de la noblesse, ils penchent vers l’égalitarisme communiste ; mais, propriétaires de leurs modestes terres, ils méprisent les « paysans », serfs jusqu’en 1861, et se sentent défendus par l’Armée blanche. Le roman illustré par ce film, de Mikhaïl Cholokhov (publié dans ses 4 parties de 1928 à 1940), semble du reste avoir inspiré des situations et personnages du roman de Boris Pasternak (1957), qui est une réponse, venue de l’autre camp, au Don paisible.
Mais Nanni Moretti s’intéresse-t-il aux débats sur le PCI ? En réalité, tout tourne autour de son moi, comme dans tous ses films, c’est sur sa propre identité qu’il s’interroge, et il finit par reconnaître que, ce qu’il veut, c’est retrouver son enfance, ses goûters, et sa maman qui lui séchait les cheveux après les séances de piscine !
Palombella rossa annonçait donc déjà nettement l’anti-communisme explicite et enragé de Vers un avenir radieux. Il y a même, entre les deux films, une scène raccord : à la fin de Palombella rossa, Michele enfant, voyant en face de lui un panneau représentant un grand soleil rouge, éclate de rire : c’est déjà la condamnation railleuse de l’espoir communiste, du Soleil de l’avenir, titre italien du film de 2023.