Le vieil atout des indépendantistes écossais, par Lou-Eve Popper (Le Monde diplomatique, octobre 2022)


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Image issue de la série « The Shetland Project » du collectif de photographes britanniques Map6, 2019

© Mitch Karunaratne, Map6 Collective

Au cours d’une séance parlementaire clairsemée en novembre dernier, la première ministre écossaise Nicola Sturgeon a finalement lâché ces mots explosifs : « Je ne pense pas que Cambo doive recevoir le feu vert (1). » Cambo, du nom de cet immense champ pétrolifère découvert en 2002 au large des Shetland. À l’époque, Shell est sur le point d’obtenir son permis d’exploitation de l’instance régulatrice, la Oil and Gas Authority (OGA). Les forages doivent démarrer dès 2022 et générer pas moins de 170 millions de barils de pétrole. Soit l’équivalent de dix-huit centrales à charbon tournant à plein régime pendant un an, selon les militants écologistes, qui appellent depuis des mois le gouvernement écossais à se prononcer contre le projet. En réalité, la marge de manœuvre de la première ministre est réduite puisque les grandes orientations de la politique énergétique britannique sont décidées à Londres. Mais sa parole a du poids, et les militants le savent. De fait, ses propos agissent comme une déflagration dans le secteur des hydrocarbures. En décembre 2021, Shell se retire ainsi du projet Cambo : « À la suite d’un examen approfondi, nous avons conclu que son développement n’était, pour l’heure, pas suffisamment viable économiquement », déclare le géant pétrolier (2). Les associations environnementales exultent.

Dans l’arène politique, Mme Sturgeon est attaquée de toutes parts. Par le Parti conservateur d’abord, qui l’accuse d’avoir « franchi la ligne rouge et abandonné l’industrie pétrolière et gazière écossaise (3) », mais également par son propre camp, le Parti national écossais (SNP). L’un des ténors de la formation, M. Fergus Mutch, regrette ainsi la « petite musique qui s’est installée contre le secteur (4) ». Une déclaration amère qui n’a rien d’étonnant au regard de l’histoire de ce courant politique.

Le SNP commence à engranger des voix dans les années 1970, au moment où les premiers gisements sont découverts en mer du Nord. Pour les nationalistes, les combustibles fossiles apparaissent comme un cadeau du ciel, synonyme d’indépendance économique. Leur slogan de campagne est ainsi trouvé : « C’est notre pétrole ». Lorsque le SNP accède au pouvoir en 2007, le parti estime que les hydrocarbures vont lui permettre d’arracher l’Écosse à la tutelle de Londres. Même chose en 2014, lors du débat sur le référendum pour l’indépendance. « Dans leur manifeste, il était prévu que 8 % des recettes de l’État devaient venir de là », explique M. Dave Moxham, secrétaire général du Scottish Trades Union Congress (STUC), qui revendique un demi-million de syndiqués. Lorsqu’elle se déclare contre Cambo, la cheffe de l’État tourne donc le dos à tout l’héritage transmis par sa famille politique.

Un geste d’autant plus radical que Mme Sturgeon a été longtemps un soutien indéfectible de l’industrie fossile. Lorsqu’elle devient première ministre en 2014, la politique officielle écossaise vis-à-vis des hydrocarbures reste la même : l’extraction jusqu’à la dernière goutte. Mais les années passent, la crise climatique s’impose peu à peu et les réserves d’« or noir » s’amenuisent. De plus en plus, les indépendantistes vantent l’énergie renouvelable comme nouvelle porte de sortie… Tout en continuant à lorgner les ressources en mer du Nord.

En mai 2021, un nouveau chapitre politique s’ouvre pourtant pour le SNP. Les nationalistes remportent les élections législatives écossaises, mais la majorité absolue leur échappe de peu. Mme Sturgeon propose alors une coalition aux Verts, pro-indépendance eux aussi, mais farouchement opposés à de nouveaux forages en mer du Nord. Deux cadres du Scottish Green Party entrent au gouvernement, et quelques mois plus tard la première ministre appelle timidement à « réévaluer le projet Cambo (5) ». Dans le même temps, la société britannique se mobilise de plus en plus à propos des hydrocarbures. En octobre, Greenpeace organise un événement devant Downing Street, aspergeant une fausse statue du premier ministre Boris Johnson d’une substance noire dégoulinante. À Édimbourg, de jeunes militants écologistes prennent directement à partie le dirigeant de Shell, invité à une conférence sur le changement climatique. Sur le plan politique, M. Keir Starmer, dirigeant du Parti travailliste britannique, appelle l’exécutif britannique à renoncer au projet Cambo. Et la 26e conférence des Nations unies sur le climat (COP26), qui doit se tenir à Glasgow, approche à grands pas. Mme Sturgeon, qui se veut en pointe sur les questions climatiques, est de plus en plus embarrassée. Peu avant le sommet, elle décide une mesure emblématique : mettre fin à la politique écossaise d’extraction illimitée des ressources fossiles.

Formules ambiguës

Mais Mme Sturgeon continue d’être accusée par les associations environnementales de jouer double jeu. Quelques jours à peine après la fin de la COP26, elle prend donc position contre le champ pétrolifère Cambo. M. Guy Ingerson, chef de file des Verts à Aberdeen, reste sur ses gardes : « Je pense que Nicola Sturgeon est avant tout une excellente communicante. Sur l’environnement, elle se contente d’adapter son message politique car elle n’a pas d’idéologie solide. » À la COP26, l’Écosse a choisi de ne pas rejoindre la coalition Beyond Oil and Gas Alliance (BOGA), une alliance diplomatique qui compte douze signataires s’étant engagés à ne plus délivrer de nouvelles licences d’exploitation de pétrole et de gaz. Le gouvernement écossais a cependant annoncé des pourparlers avec la coalition à propos d’une future adhésion.

La guerre en Ukraine a placé à nouveau la première ministre dans une position critique. M. Johnson souhaitait une augmentation de la production en mer du Nord afin d’isoler le président russe Vladimir Poutine et de sécuriser l’approvisionnement énergétique du Royaume-Uni. Une décision à laquelle s’est tout de suite opposée la cheffe de file du gouvernement écossais. « La crise climatique n’a pas disparu dans l’intervalle », répond-elle (6). Face aux conservateurs écossais, Mme Sturgeon a rappelé que le pétrole brut de la mer du Nord était pour l’essentiel exporté, le pays ne disposant pas des infrastructures nécessaires pour le raffiner. De son côté, l’organisation environnementale Uplift a souligné que les combustibles fossiles de la mer du Nord n’appartiennent pas au Royaume-Uni mais aux multinationales qui les exploitent. En cas d’augmentation de la production, elles continueront donc de vendre leur produit au plus offrant.

Le Climate Change Committee, équivalent britannique du Haut Conseil pour le climat, a également déclaré qu’exploiter de nouveaux champs pétrolifères et gaziers ne devrait pas non plus aider à faire baisser les coûts des hydrocarbures. Ces derniers sont en effet fixés sur le marché international. En février, le Parti travailliste, soutenu par les Verts écossais, a ainsi proposé d’instaurer une taxe unique sur les bénéfices extraordinaires des entreprises pétrolières, liés à l’explosion des prix. Mais Mme Sturgeon a refusé de défendre pleinement la mesure. Usant d’une formule ambiguë, elle s’est prononcée en faveur d’une « taxation juste » tout en se disant opposée à ce que « ce soient uniquement les communautés, les emplois et les investissements du nord-est de l’Écosse qui en paient le prix » (7). En mars, la multinationale Shell a laissé entendre qu’elle allait reconsidérer sa proposition pour le champ Cambo.



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