
Youssef Nabil. – « No One Knows But the Sky » (Personne ne le sait, sauf le ciel), 2019
© Youssef Nabil. Courtesy de l’artiste et de la galerie Nathalie Obadia, Paris-Bruxelles.
Monsieur Emmanuel Macron voulait attendre « un moment utile » pour reconnaître l’État de Palestine. Quand l’Espagne, l’Irlande et la Norvège ont décidé de sauter le pas en mai 2024, c’était encore trop tôt. La Suède n’avait reconnu la Palestine que depuis dix ans, le pilonnage de Gaza n’avait duré que huit mois, la Palestine n’avait déclaré son indépendance que depuis trente-six ans et seuls les trois quarts des pays de la planète avaient franchi le cap : le président français pouvait bien attendre encore quelques mois.
Il lui en fallut seize. Le 22 septembre 2025, à la tribune de l’Organisation des Nations unies (ONU), M. Macron annonça enfin la reconnaissance française, juste après le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie et le Portugal, qui lui avaient soufflé la politesse la veille, mais en même temps que la Belgique, le Luxembourg, Malte ou Monaco… « Le temps est venu d’arrêter la guerre, les bombardements à Gaza, les massacres et les populations en fuite », expliqua-t-il, le ton grave, en prenant soin toutefois d’épargner à Israël toute menace de sanctions, et en évitant bien de préciser quelles frontières seraient reconnues.
65 000 morts et 170 000 blessés, 90 % des habitations endommagées ou détruites… Le temps aurait pu venir plus vite. Dès le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) évoquait un « risque plausible de génocide » à Gaza, en constatant que l’armée israélienne tuait, volontairement, des populations civiles, qu’elle s’employait à détruire des infrastructures vitales et qu’elle maintenait le territoire en état de siège, sans lien avec l’objectif officiel d’éliminer le Hamas et de libérer les otages. En novembre 2024, c’est la Cour pénale internationale (CPI) qui s’alarmait de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité », en émettant des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ancien ministre de la défense Yoav Galant. Depuis le début de la guerre, les rapports s’empilent : qu’ils évoquent une destruction méthodique, une extermination ou un génocide, tous concluent qu’Israël veut anéantir le peuple de Gaza (1).
Très récemment, la commission d’enquête mandatée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a établi que les massacres commis par Israël remplissent quatre des cinq critères définissant un génocide selon la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (2). Au-delà des considérations juridiques, les observations des experts onusiens sont éloquentes. Des dizaines de milliers de civils palestiniens ont été tués chez eux, pendant qu’ils dormaient, à l’hôpital, dans des écoles, des mosquées, des abris humanitaires ou lors de distributions alimentaires. Des journalistes, des soignants et des travailleurs humanitaires ont été ciblés, délibérément, par centaines. Les enquêteurs rapportent également de nombreux cas de meurtre pendant les opérations d’évacuation. « Les forces de sécurité israéliennes savaient clairement que des civils palestiniens se trouvaient le long des voies d’évacuation et dans les zones sécurisées, écrivent-ils par exemple. Elles n’en ont pas moins tiré sur des civils et en ont tué certains (dont des enfants) qui brandissaient un drapeau blanc improvisé. Des enfants, y compris des tout-petits, ont été touchés à la tête par des snipers. »
L’armée israélienne utilise en outre des « bombes non discriminantes », destructrices et peu précises, dans des quartiers densément peuplés. Elle a presque entièrement détruit les infrastructures sanitaires de Gaza, ses usines de dessalement, ses bâtiments publics, ses maternités, la plupart de ses boulangeries.
« Israël largue en moins d’une semaine [sur Gaza] ce que les États-Unis larguaient en Afghanistan en un an, dans une zone beaucoup plus petite et beaucoup plus densément peuplée », constate un expert militaire interrogé par les enquêteurs. Depuis deux ans, le territoire a été réduit en cendres, la totalité de la population (deux millions de personnes) a été déplacée, souvent plusieurs fois.
Aux bombardements incessants, Tel-Aviv ajoute un état de siège presque complet. Tandis que les Gazaouis sont coincés dans l’enclave, les autorités israéliennes ont coupé l’accès à l’eau potable, à l’électricité, au gaz. Elles bloquent l’entrée de nourriture, de carburant, de médicaments, de matériel médical. Elles empêchent les organisations humanitaires de porter secours à la population. Un quart des habitants de Gaza vivent dans des conditions proches de la famine, 39 % ont déjà passé plusieurs jours d’affilée sans manger.
Quant au caractère intentionnel de ces agissements — une condition de la qualification de génocide —, il ne fait aucun doute selon les enquêteurs. Les dirigeants israéliens n’ont jamais caché leur désir de réduire la bande de Gaza et sa population à néant. Depuis le 7 octobre 2023, ils le répètent même inlassablement : « Nous avons désormais un objectif commun : effacer la bande de Gaza de la surface de la Terre » (M. Nissim Vaturi, vice-président de la Knesset, 7 octobre 2023), « Nous ordonnons un siège complet de Gaza. Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas d’essence. Tout est bloqué. Nous combattons des animaux humains alors nous agissons en conséquence » (M. Galant, ministre de la défense, 9 octobre 2023). Toute la chaîne de commandement est concernée, le président, le chef du gouvernement, les ministres, les chefs militaires, les colonels sur le terrain… Amnesty International a recensé plus d’une centaine de déclarations de ce type entre octobre 2023 et juin 2024. Et le flot ne s’est jamais tari. Le 19 mars dernier, le nouveau ministre de la défense, M. Israël Katz, menaçait encore : « Rendez les otages et jetez le Hamas dehors. (…) L’alternative est la destruction et la dévastation totale. » Puis le 6 mai, le ministre des finances et dirigeant d’extrême droite Bezalel Smotrich annonçait que « Gaza sera totalement détruite ». Ainsi, Israël fait ce qu’il dit, et dit ce qu’il fait. « Gaza brûle », annonçait fièrement M. Katz le 16 septembre.
Les dirigeants européens ne pourront pas prétendre qu’ils ne savaient pas. Selon le droit international, ils avaient l’obligation de prévenir ce que la CIJ qualifiera peut-être un jour de génocide — « une obligation de comportement et non de résultat », précise l’instance. Or qu’ont-ils fait ? Rien. L’Union européenne, qui envisage d’adopter son dix-neuvième paquet de sanctions contre la Russie (deux mois seulement après le dix-huitième) pour la punir de son invasion de l’Ukraine, n’a pas pris la moindre mesure de rétorsion contre Israël. Certes, seuls les États-Unis ont les moyens de contraindre instantanément Tel-Aviv à arrêter son carnage ; il leur suffirait de cesser leurs livraisons d’armes, qui constituent l’essentiel de l’arsenal israélien. Mais les Européens auraient pu agir à la mesure de leurs moyens, et ils n’en étaient pas dépourvus.
L’Union européenne est le premier partenaire commercial d’Israël, son deuxième pourvoyeur d’armes, l’un de ses lieux de vacances favoris. Les dirigeants du Vieux Continent auraient pu suspendre l’exemption de visas dont bénéficient les Israéliens, imposer des sanctions individuelles à la plupart de leurs responsables, décréter un embargo sur le matériel militaire… Ils auraient également pu suspendre l’accord d’association et de libre-échange qui lie l’Union à Tel-Aviv — une mesure d’ailleurs prévue dans son article 2, en cas de manquement d’une des parties aux droits humains et aux principes démocratiques. De tout cela, ils n’ont rien fait. À la place, les gouvernements français, italien, grec et belge ont autorisé les navires chargés d’armes pour Israël à faire escale dans leurs ports. Et M. Macron a permis, à deux reprises (en février et en avril 2025), à M. Netanyahou de traverser l’espace aérien français, malgré le mandat d’arrêt de la CPI.
Les dirigeants européens ne sont pas seulement complices par passivité, par inaction. Ils ont apporté un appui matériel constant à Tel-Aviv. Dans le cadre du programme « Horizon Europe », Bruxelles continue d’accorder des subventions à des universités ou des entreprises israéliennes qui collaborent avec l’armée. Depuis le 7 octobre 2023, l’Union a ainsi approuvé plus de cent trente projets de ce type, avec Israel Aerospace Industries (un des plus grands fabricants d’armement du pays), avec le Weizmann Institute of Science (qui réalise la plupart des travaux sur les armes nucléaires en Israël) ou encore avec l’université Ben Gourion (qui travaille « en tandem » avec l’école de vol de l’Israeli Air Force) (3). Elle verse également des fonds à des entreprises européennes qui vendent du matériel à l’armée israélienne (BAE Systems, Leonardo, Rheinmetall, Rolls-Royce, Nammo, ThyssenKrupp…).
Depuis le début de la guerre, enfin, Tel-Aviv a pu compter sur un soutien politique presque sans faille. Reprenant le discours israélien, les dirigeants européens ont d’emblée présenté l’attaque meurtrière du 7 octobre comme un acte de terrorisme islamiste et antisémite. Puis ils n’ont cessé d’affirmer le « droit d’Israël à la légitime défense », y compris quand Tel-Aviv a agressé, unilatéralement et sans sommation, l’Iran en juin 2025. Ils ont également continué d’entretenir des rapports chaleureux avec leurs homologues israéliens. Le président Isaac Herzog, qui prêche la bonne parole israélienne à travers le monde, a été reçu avec les honneurs à l’Élysée en juillet 2024, et il est toujours accueilli à bras ouverts dans les pays qu’il choisit de visiter — la Hongrie et l’Italie en février 2025 ; l’Allemagne en mai ; la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie en août ; le Royaume-Uni en septembre.
Les défenseurs des Palestiniens, ceux qui dénoncent un génocide et demandent le respect du droit international, subissent un traitement fort différent. En France, en Allemagne ou en Italie, des manifestations pacifiques ont été interdites, de même que des conférences et des meetings de soutien à Gaza. Des militants et des élus, accusés d’avoir justifié les attaques du 7 octobre, ont été convoqués, placés en garde à vue, poursuivis pour apologie du terrorisme. Le 30 avril dernier, le ministre de l’intérieur français, M. Bruno Retailleau, engageait une procédure de dissolution contre le collectif Urgence Palestine, au prétexte imaginaire qu’il appellerait à la violence. Le 11 septembre, la police perquisitionnait le domicile du directeur de la publication du site Internet de l’Union juive française pour la paix, là encore dans le cadre d’une enquête pour apologie du terrorisme. Quelques jours plus tard, au moment même où M. Macron annonçait la reconnaissance française, M. Retailleau enjoignait aux préfets de saisir systématiquement la justice administrative contre les édiles qui hisseraient sur le fronton de leur mairie le drapeau palestinien.
Quand ils ne sont pas traqués par la police ou la justice, les défenseurs de la Palestine sont calomniés dans les médias. Depuis le 7 octobre 2023, les élus et les militants de La France insoumise (LFI) sont taxés d’antisémitisme presque quotidiennement, en toute impunité, sur les chaînes du groupe Bolloré, dans Le Point et Le Figaro, parfois sur France Inter et dans les colonnes du Monde ou de Mediapart. Une accusation infamante qu’ont également subie les humoristes Guillaume Meurice et Blanche Gardin, le chercheur Pascal Boniface, la philosophe Judith Butler… Nul n’est à l’abri : un mot, même anodin, peut lancer la cabale.
Ceux qui orchestrent ces campagnes de diffamation et qui relaient la propagande israélienne reçoivent quant à eux tous les honneurs. Depuis deux ans, l’humoriste de France Inter Sophia Aram ricane de ceux qui dénoncent un génocide à Gaza (le « brouhaha des indignations faciles », « bonne conscience de gauche », des « teubés »…). Elle défend la politique israélienne en toutes circonstances (« j’avoue être pour la dénucléarisation de l’Iran par Israël ») et s’emploie à propager l’assimilation entre antisémitisme et antisionisme (« ceux qui appellent “antisionisme” ce qui n’est autre que de l’antisémitisme sont souvent les mêmes qui ont tendance à appeler “gel douche solide” ce qui n’est autre que du savon »). Le 14 juillet 2025, le ministère des affaires étrangères l’a décorée de la Légion d’honneur. La récompense officielle d’un nouveau négationnisme dont une galaxie d’influenceurs fait résonner partout le tintamarre : « Il n’y a pas d’intention génocidaire mais il n’y a pas non plus d’effet génocidaire », « Il n’y a pas de famine à Gaza », répète Bernard-Henri Lévy (Radio J, 29 juin 2025).
Une vision optimiste de la marche du monde condamne les révisionnistes aux poubelles de l’histoire, et promet tôt ou tard la libération aux peuples opprimés. Mais c’est vers l’anéantissement qu’Israël, son allié américain, ses complices européens et arabes conduisent la Palestine et les Palestiniens. À défaut de sanctions, voire d’actions, la reconnaissance de Paris et des capitales occidentales sonne comme un viatique pour l’enfer — un adieu.