Ce fut une étrange décennie « qui avait débuté comme le lierre de Bacchus poussant sur une corne de bélier et s’était conclue sous le signe du loup », celle des années 1960-1970, qui vit débarquer, du côté de Greenwich Village, une petite troupe de turbulents qu’on allait bientôt connaître sous le nom de beatniks. Réfractaires à l’ordre politico-moral qui avait suivi le maccarthysme, écrivains, poètes, musiciens, gens de théâtre, activistes antiségrégation s’acharnent à subvertir le cauchemar climatisé, pour reprendre l’expression de Henry Miller, qu’est devenu le « rêve américain ». L’imagination au pouvoir, le slogan de Mai 68, avec quelques années d’avance… Parmi eux, Jack Kerouac, William Burroughs, Allen Ginsberg. Et Ed Sanders, arrivant du Missouri au Village en 1958, à l’âge de 19 ans. Imprimeur, journaliste, éditeur du magazine Fuck You/A Magazine of the Arts, militant radical. Membre du groupe rock The Fugs (fondé en 1964), grand chantre de la contre-culture et de l’opposition à la guerre du Vietnam.

C’est un homme-orchestre, qui va devenir le « barde » de la Beat Generation avec ses Contes, dont la rédaction s’étend de 1973 à 2003 (1). Ils vont bien au-delà du simple témoignage : ils constituent une odyssée en liberté, portée par le plaisir, largement partagé par le lecteur, que procure le déplaisir de l’establishment. C’est toute une génération « contre » qui passe là — on croise la guitare de Bob Dylan, une vieille dame qui connut Emma Goldman, le poète Ginsberg, le jeune Andy Warhol, bien d’autres… Mais peut-être que le personnage principal, c’est le territoire où se déroula leur aventure. Rues et échoppes mi-squats, mi-galeries, trottoirs servant de tribunes à des orateurs improvisés ou invraisemblables, grandes marches pour l’égalité des droits et contre la guerre : Greenwich Village, une utopie géographique et émancipatrice qui annonce, comme le veut la chanson, que « the times they are a-changin ». Et les temps changent en effet. Ce que constate Sanders : ses contes disent également la dissolution des beatniks dans le mouvement hippie, puis les années suivantes, plus sombres : « Ils dirent adieu. Ils avaient assisté à la victoire de la Rapacité, de l’Avidité et de la Guerre. » De Sanders, dont l’œuvre multiple jouit d’une notoriété certaine aux États-Unis, n’avait jusqu’à présent été traduit que Les Tessons de Dieu (Bourgois, 1972).

Écrit en 1952, publié en 1985, opportunément réédité, le roman de Burroughs Queer (2), qu’on peut considérer comme la suite de Junky, et dont il a souligné qu’il était à sa façon autobiographique, a une tout autre tonalité. Il aboutit à une « conclusion consternante », comme le rappelle dans son introduction Oliver Harris. Consternante à plus d’un titre : les amours homosexuelles sont vouées à l’échec, la relation qu’entretiennent les protagonistes Lee et Allerton, dans un Mexique inquiétant, est désespérément toxique, et même leur quête d’une plante censément dotée de propriétés télépathiques, le yagé, restera sans succès. Restent toutefois le goût de la route, les appels (et peu importe qu’ils soient entendus) de la chair à la chair, les réminiscences. Et, debout, au bout de l’errance, la silhouette solitaire de Lee. En février 2025, une adaptation cinématographique est sortie en France, réalisée par Luca Guadagnino.