En ses tranchées obscures, par Xavier Lapeyroux (Le Monde diplomatique, octobre 2025)


Haletant, nerveux, paranoïaque, fantasmatique, le récit emporte tel le courant d’un fleuve trop puissant pour qu’on puisse espérer s’y soustraire. Impuissants, narrateur et lecteur suffoquent pareillement, ne sortant la tête de l’eau que pour dire l’incompréhensible ou bien lire l’impensable.

Ce texte est une confession, celle d’un homme qui abolit les frontières entre vie et mort, vérité et mensonge, rêve et cauchemar. « Moi ? Ce n’est pas moi qui m’exprime par ma bouche, messieurs les juges, c’est un mort. » Ainsi débute cette œuvre énigmatique. Tandis que s’achève la première guerre mondiale, un homme meurt au champ de bataille, du côté de Verdun. Le narrateur, un boulanger, découvre le cadavre et, sans réfléchir, lui dérobe « son passeport, son nom. Et son destin ».

Plus tard, mû par une force obscure, il prendra le train pour Berlin, où habitait le défunt ; il voyage en première classe, entérinant de fait un changement de statut social. Lorsque quelqu’un l’apostrophe à la gare, le fantastique surgit et le réel déraille : « Ben ça alors, c’est toi, docteur, tu es revenu, tu es vivant ? Que va dire Grete ? La rumeur court qu’il t’est arrivé quelque chose… »

Inexplicablement, femme, mère et amis le reconnaissent. Nul doute. Il est le docteur. Ce qui ajoute à sa confusion mentale : « C’est de la folie pure, ce qui se passe ici (…). Pour qui me prennent ces gens ? Tout cela n’est qu’une erreur. Qui suis-je, qui suis-je donc ? » On l’appelle Hans, il se nomme Wilhelm. Seul le chien n’est pas dupe de la supercherie et grogne à son approche.

S’ils sont reconnaissables, les soldats rescapés n’en sont pas moins méconnaissables : « Tout s’éclaire à présent : le passeport, le nom de l’autre (…), visage et nom sont indissociables, et c’est moi l’autre, à présent, et c’est à moi de vivre sa mort jusqu’au bout, sa vie, alors qu’il gît là-bas, sous terre, dans la boue (…), je suis pourtant moi-même et c’est bien moi qui m’observe, moi qui suis l’autre mais aussi moi-même… »

Allégorie saisissante, Moi ? révèle la métamorphose invisible, la transfiguration des êtres confrontés à la barbarie : « La guerre s’est interposée. La guerre et la mort. Quelque chose en nous a changé, s’est éteint puis transformé. » De monologues intérieurs en dialogues acérés, Moi ? raconte cette mutation. Jalousie extrême, sentiment de persécution, crises de violence transposent la guerre sur le terrain privé, comme autant de manifestations de la grande perturbation d’un choc post-traumatique : « Je sors d’une cave sombre et je vois la lumière pour la première fois (…), et c’est si effroyable, le monde, les choses, soi-même, soi-même encore plus que le reste. » Il basculera, et commettra un meurtre.

Roman de la dualité, de la division, de l’étrangeté à soi-même… Peter Flamm est le pseudonyme d’Erich Mosse, né à Berlin en 1891. Médecin juif allemand, il est l’auteur de quatre romans. Le premier — Moi ? — paraît en 1926, et aura un grand rayonnement international. Au début des années 1930, il fuit Berlin et s’installe à New York comme psychiatre.

Dans le récit, de retour à Verdun, le narrateur livre une conclusion sans appel : « Je n’entends que le mugissement des morts : (…) ci-gisent nos frères, ci-gît l’Europe, ci-gît l’humanité, me voilà ici, moi-même je gis, ci-gît ma vie… »



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