Au nom de la révolution, par Hélène Richard (Le Monde diplomatique, octobre 2025)


Lorsque son récit autobiographique paraît en 1971 à Francfort, dans une maison d’édition issue de l’émigration blanche réactionnaire, la socialiste-révolutionnaire russe Ekaterina Olitskaïa en est « consternée » : après quarante ans de prison, d’exil et de camp, elle n’a rien renié de son idéal. Elle confie donc au mathématicien Leonid Pliouchtch — dissident soviétique marxiste qui arrive à Paris en 1976, tapuscrit sous le bras — le soin de trouver à son livre un lieu où il se sente « parmi les siens (1) ». Ce sera d’abord chez Deuxtemps Tierce, en 1991, par l’intermédiaire de la cinéaste (et traductrice) Hélène Chatelain. En republiant Le Sablier, les Éditions du bout de la ville, de sensibilité libertaire, restent fidèles à son souhait (2).

Olitskaïa n’a que 20 ans lors de la révolution de février 1917 ; elle rejoint le courant socialiste-révolutionnaire (SR), proche de la paysannerie. Déportée aux îles Solovki par le pouvoir en 1923, elle poursuit sa formation militante au contact des anciens « SR » qui ont conquis à l’époque tsariste des droits comme prisonniers politiques : nommer des représentants, jouer au théâtre et gérer une bibliothèque. Une fois libérée, elle est envoyée à Chymkent, au Kazakhstan, où elle se fond dans la société des relégués : d’anciens opposants, devenus comptables, statisticiens, précepteurs dans des contrées reculées de l’Union soviétique. En 1931, elle rebascule dans la clandestinité, contre l’avis de ses camarades. En prison, les « purgés » des années 1930 sont devenus majoritaires. Membres dévoués du Parti, ils considèrent Olitskaïa et ses semblables comme des ennemis du peuple. « Je suis communiste, je ne suis coupable de rien », lui lance une codétenue. Plutôt que d’apprendre à communiquer en morse par les murs ou à organiser une grève de la faim, ils espèrent la révision de leur jugement. Le régime carcéral alors se durcit. Le récit s’arrête au seuil des camps de la Kolyma. Parce qu’elle raconte une éducation politique, autant qu’une expérience carcérale, Olitskaïa n’en dit rien : là-bas, le seul combat possible est de survivre.

Lorsque éclate la révolution de 1917, la menchevik Eva Broido vit en relégation en raison de son engagement pacifiste, avec sa fille Vera. Dans Fille de la révolution, celle-ci revient sur sa propre enfance sibérienne, le retour précipité à Petrograd après la chute du tsar, la fuite à Vienne avec sa mère en 1920 pour rejoindre son père, lui aussi réfugié (3). La famille s’installe à Berlin, où Vera grandit au milieu des exilés mencheviques. En 1927, sa mère retourne clandestinement en Russie et se fait rapidement arrêter. La police échoue à lui extorquer l’autocritique publique qu’on attendait d’elle, elle est exécutée en 1941, à 65 ans. Dans la deuxième partie, Broido raconte sa rencontre amoureuse avec Raoul Hausmann, cofondateur du mouvement Dada, classé par le régime nazi parmi les artistes « dégénérés », de vingt ans son aîné et marié à Hedwig Mankiewicz. Il fera d’elle de nombreuses photographies, qui deviendront célèbres. En 1933, le trio fuit à Ibiza. « C’était une vie aussi idyllique que possible. Pourtant sa perfection me fit comprendre à quel point ma propre vie était imparfaite et fausse. Au début de l’été 1934, je quittai Ibiza et Raoul. » Broido ne se satisfaisait-elle plus d’être une muse ? Elle consacrera ensuite une grande partie de sa vie à l’étude du mouvement menchevique.

(1Cf. Michael Scott Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Agone, Marseille, 2014.

(2Ekaterina Olitskaïa, Le Sablier, traduit du russe par Francine Andreieff et Hélène Chatelain, Les Éditions du bout de la ville, Le Mas-d’Azil, 2024, 600 pages, 25 euros.

(3Vera Broido, Fille de la révolution, traduit de l’anglais par Anne Foucault et Maria Matalaev, Allia, Paris, 2025, 256 pages, 15 euros.



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