Imaginez un simple SMS, quelques lignes sur un écran, effacé d’un geste machinal. Un instantané de pouvoir, un échange confidentiel qui pourrait remodeler les destinées d’un continent. C’est l’affaire des messages disparus d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. En 2021, au cœur des négociations pour des milliards de doses de vaccins Pfizer, ces « textos intimes » avec le PDG du géant pharmaceutique, Albert Bourla, se sont volatilisés. Ni archivés, ni produits lors de l’enquête du Parquet européen en 2022. Et en 2025, le scandale « UrsulaGate » pour Frédéric Baldan, et baptisé « Pfizergate » par d’autres, resurgit de plus belle : la Cour de justice de l’Union européenne a statué en mai que la Commission avait tort de refuser la divulgation de ces communications, tandis que l’exécutif européen a admis avoir examiné ces textes avant de les laisser s’évaporer définitivement.
Pire, un nouveau cas éclate en septembre : des messages avec Emmanuel Macron sur l’accord UE-Mercosur, eux aussi évanouis dans les limbes numériques, déclenchant une enquête de l’éthique européenne – et en octobre, une décision de la Cour générale de l’UE aggrave le coup, avec deux motions de censure prêtes à frapper la Commission. Effacés ? Oubliés ? Peu importe : ces fantômes numériques incarnent l’éphémère au cœur du pouvoir, où un clic peut rayer une trace d’un scandale planétaire.
L’éphémère, cette notion baudelairienne du fugace – un pétale qui s’ouvre et se fane en un souffle –, hante notre ère accélérée. Elle n’est pas seulement poétique ; elle est politique, existentielle. Dans un monde de « stories » Instagram qui s’effacent en vingt-quatre heures, où nos confessions les plus intimes sont conçues pour disparaître, l’éphémère devient illusion de contrôle.
Nous pensons graver l’Histoire ; elle, nous efface. De Bruxelles à l’Élysée, de nos vies éphémères à l’ombre cosmique de notre passage sur terre, explorons ces volets contrastés : le politique, où l’on supprime pour survivre, et l’humain, où l’on creuse pour défier le temps.
L’éphémère politique : effacer pour régner ?
Dans les couloirs feutrés de l’Union européenne, Ursula von der Leyen n’efface pas seulement des preuves ; elle nie l’empreinte d’une décision qui a englouti des milliards d’euros publics. Ces SMS fantômes, nés de négociations opaques pour 1,8 milliard de doses de vaccins, ne sont pas un bug isolé, mais une caractéristique du pouvoir moderne. En les supprimant, la présidente allemande transforme l’éphémère en arme stratégique : ce qui n’existe plus n’a pas eu lieu. Le « UrsulaGates » traîne ainsi depuis quatre ans, avec des motions de censure en octobre 2025 prêtes à frapper la Commission, alimentées par ces disparitions récurrentes. Von der Leyen, élue en 2019 comme un rempart de transparence, incarne l’ironie : son mandat, censé ancrer l’Europe dans une ère de responsabilité, se dissout dans l’oubli numérique. L’Histoire, impitoyable, jugera-t-elle ces silences comme une fraude éphémère, ou comme la norme d’une élite qui efface ses pas pour perdurer ?
Traversons la Manche – ou plutôt le Rhin – pour observer un écho français. Emmanuel Macron, après huit ans à l’Élysée, illustre parfaitement cette fugacité du pouvoir. Élu en 2017 sur un vent de disruption, avec son « et moi, mes z’olives » viral et sa promesse d’une « start-up nation », il a juré une empreinte indélébile. Pourtant, en octobre 2025, son passage présidentiel s’effrite comme du sable entre les doigts. Les sondages sont impitoyables : selon Elabe, sa cote d’approbation chute à un niveau record, égalant l’impopularité de François Hollande, avec un recul de trois points en un mois. Statista confirme : même pendant la crise des Gilets jaunes en 2018, Macron n’avait pas sombré aussi bas (20 % alors ; aujourd’hui, moins encore). Un baromètre Odoxa pour Public Sénat, fin septembre, n’enregistre que 22 % d’opinions favorables, un nadir historique – et les chiffres d’octobre enfoncent le clou : sa cote de confiance plonge à 2 %, un record absolu pire qu’en pleine crise des Gilets jaunes.
Huit ans de réformes contestées – retraites, chômage, Europe – n’ont pas suffi à s’ancrer dans le cœur des Français. Sa présence glisse vers l’anonymat des ex-présidents, un feu de paille élyséen. Ce qui restera de son legs ? Plus d’un millier de milliards d’euros de dette supplémentaire – la dette publique passant de 2 281 milliards en 2017 à 3 345 milliards en mars 2025, un gonflement record à plus de 114 % du PIB –, une haine sans précédent envers les politiques et les élites, cristallisée dans les baromètres du CEVIPOF qui révèlent un « grand désarroi démocratique » : seulement 40 % de confiance dans les députés, 27 % dans le Premier ministre, et 74 % des Français considérant les élus comme corrompus, avec une exaspération mêlant dégoût (51 %) et colère (46 %). Une forme d’ « après moi le déluge », cette formule louis-quatorzienne d’irresponsabilité royale, où l’ambition élyséenne laisse un océan de dettes et de rancœurs aux générations suivantes. Hormis un virage radical – un « en même temps » réinventé en empathie collective, loin des discours stratosphériques –, Macron restera dans l’Histoire comme l’éphémère pur : celui qui a trompé par excès d’ambition, un météore politique qui a illuminé avant de s’éteindre sans trace durable.
Ces cas ne sont pas isolés. Pensez aux WhatsApp effacés des leaders européens, de « Nokia-gate » aux échanges Covid supprimés en mai 2025, où des décisions vitales pour des millions d’Européens s’évaporent d’un mouvement du doigt pour esquiver les enquêtes publiques ; ou à la fuite Signal des stratèges américains en mars, où un chat éphémère sur des frappes au Yémen atterrit par erreur chez un journaliste, avant que les traces ne s’autodétruisent. Dans la politique 2.0, l’éphémère est structurel : on publie pour conquérir, on supprime pour se protéger.
Mais si le pouvoir efface ses traces pour régner, l’humain, lui, s’acharne à y laisser une marque. D’où cette hubris face à notre propre fugacité ?
L’éphémère existentiel : l’illusion d’une empreinte immortelle
Sur terre, notre présence n’est qu’un clin d’œil cosmique : quatre-vingts ans, une poussière face aux millénaires géologiques. Pourtant, nous sculptons des pyramides modernes – selfies éternisés sur Instagram, CV gonflés pour la postérité, legs bâtis dans la pierre ou le code. Convaincus d’être plus grands que l’Histoire, nous défions l’éphémère comme Sisyphe son rocher. Mais l’Histoire, cette grande effaceuse, balaie tout : les pharaons deviennent poussière archéologique, les tweets viraux s’endorment dans des archives numériques oubliées. Heidegger l’appelait l’« être-pour-la-mort » : notre conscience du néant nous pousse à graver, à nier le vide. Marguerite Yourcenar, dans Mémoires d’Hadrien, le résumait avec une gravité impériale : « Notre destin commun est de vivre, d’aimer, de souffrir, et de mourir. » L’empereur romain, au faîte du pouvoir, méditait déjà sur « ce qui passe » – un écho lancinant à nos von der Leyen et Macron d’aujourd’hui.
Von der Leyen efface des SMS pour esquiver le jugement ; nous, simples mortels, postons des stories pour figer un instant, ignorant que l’algorithme les noiera vite dans l’océan du « scroll » infini. Macron, en cherchant à « réinventer » la France, illustre cette vanité existentielle : huit ans pour un impact fugace, car l’éphémère nous rattrape tous. Seuls comptent les gestes qui résonnent au-delà du moi – non pas tromper l’Histoire, mais la transformer par des actes humbles, durables. Comme l’écrivait Sénèque dans ses Lettres à Lucilius : « La vie, ce n’est pas le temps, c’est l’usage qu’on en fait » – une piqûre de rappel que nos gravures frénétiques (selfies, réformes, SMS effacés) ne défient l’éphémère que si elles touchent l’essentiel. Macron, von der Leyen : leurs hubris illustrent ce paradoxe antique, où le papillon – beau, mais voué à s’éteindre – nous enseigne plus que la pierre éternelle.
Et si l’on osait un contrepoint écologique ? L’éphémère des saisons s’accélère sous nos yeux portés par les images des médias qui ne s’interrogent plus sur la pertinence de leurs propos (ouragans plus féroces, glaciers qui fondent en un battement de cil géologique). On va même jusqu’à nous faire croire que notre empreinte carbone, loin d’être immortelle, serait destructrice – une hubris qui accélèrerait la fin collective. Face au réchauffement qui nous est vendu comme inéluctable sans regarder sa place relative dans les véritables cycles du climat, l’Histoire nous jugera non sur nos selfies éphémères, mais sur ce que nous léguons aux générations futures : un monde viable, ou des ruines numérisées ?

Embrasser l’éphémère : une sagesse lucide
De von der Leyen à Macron, de nos vies fugaces à l’illusion d’immortalité, l’éphémère nous renvoie à notre fragilité commune. Effacer un SMS ou un mandat ne change rien : le temps, ce grand archiviste anonyme, balaie tout. Mais c’est dans cette acceptation que naît une grandeur nouvelle – non pas en gravant pour l’éternité, mais en vivant pleinement l’instant, en laissant une trace subtile, humaine, tissée d’empathie et de vérité.
Et si, au lieu de tromper l’Histoire, nous laissions l’éphémère nous enseigner l’humilité ? Pour Macron, un cap à virer d’urgence, loin des sommets inaccessibles ; pour von der Leyen, une transparence qui ne s’efface pas. Pour nous tous, un regard neuf sur ce qui passe : un appel à saisir l’instant, avant que le message ne s’efface. Laissez l’éphémère vous brûler les doigts comme du sable chaud : un sursaut d’humilité avant 2027 ; un refus de l’effacement collectif.
Sinon, que restera-t-il ? Des dettes, des silences, et des stories effacées. Mais si on ose ? Une trace fugace, oui – mais immortelle dans les cœurs.
Car l’éphémère n’est pas une malédiction, mais une libération. Comme un SMS lu à la hâte sous la pluie, notre époque file – vivons-la, avant qu’elle ne nous quitte.

