Images choc, documentaires percutants ou expériences bouleversantes… Nombreux sont ceux qui rapportent avoir vécu ce fameux « déclic », les amenant à prendre conscience des enjeux environnementaux. Largement ancré dans nos imaginaires, le scénario du « choc, puis de l’épiphanie conduisant soudainement à un changement de mode de vie » n’est pourtant pas si fréquent dans la réalité, selon Maxence Mautray, doctorant en sociologie de l’environnement à l’Université de Bordeaux. Décryptage.
Les stratégies de sensibilisation des acteurs de l’environnement – associations, ONG et même des acteurs publics – ne tendent qu’à une chose : le passage à l’action. À coup de slogans percutants, ils espèrent provoquer ce fameux « déclic », celui qui ne nous fera plus jamais voir les choses de la même manière, celui qui provoque un vrai changement de comportement au quotidien : devenir végétarien, réduire ses déchets ou encore laisser la voiture au garage le temps d’un aller-retour en vélo… Et au delà des écogestes, s’engager vers le militantisme pour une écologie politique.

« Moi, je pense que les gens ne font pas d’efforts »
Derrière cette rhétorique du déclic, qu’est-ce qui nous pousse véritablement à nous engager, ou pas, en faveur de l’environnement ? Ne s’agit-il que d’une simple question de prise de conscience, voire de bonne volonté ?
C’est dans le cadre de sa thèse que Maxence Mautray, jeune chercheur en sociologie de l’environnement à l’Université de Bordeaux (France), s’est posé la question. Il a alors recueilli le témoignage d’une centaine de ménages, « aux profils (genre et âge) et conditions de vie (revenu, statut familial, type d’habitat, etc.) très variés », ciblés par une politique locale de réduction des déchets ménagers.
Pourquoi certains d’entre eux se montrent-ils plus enclins à adopter les écogestes recommandés que d’autres ? Pour Hélène, vétérinaire de 41 ans dans la région, la réponse est simple : « Moi, je pense que les gens ne font pas d’efforts. Je pense qu’il faudrait avoir des messages un peu choc, pour qu’ils prennent conscience du changement climatique ».
Question de motivation…ou de conditions ?
Si ce discours est largement répandu, il doit cependant être nuancé, prévient le chercheur dans un article du journal scientifique The Conversation. L’engagement dans la réduction de ses déchets domestiques résulte plutôt d’un « processus diffus dans le temps, face auquel nous ne sommes pas tous égaux ». Loin d’être une question de simple motivation, l’adoption pérenne de pratiques écologiques dépend surtout de la position sociale des individus, de leurs routines et des contraintes liées à leurs conditions de vie.
Si une expérience ou un événement marquant peut être vécu comme un déclic par certains, « il est cependant bien plus la conclusion, plutôt que le point de départ, d’un cheminement individuel vers l’adoption de pratiques écologiques au quotidien », explique Maxence Mautray.
« Ce processus, menant à une plus forte sensibilité environnementale, n’est effectivement pas qu’une question de motivation, car il est fortement influencé par des variables sociologiques, notamment le genre, l’âge et le niveau de diplôme ».
Cette vision du déclic individuel est également remise en question par la journaliste Victoria Berni-André dans son ouvrage Vivant·es et dignes – Des petits gestes à l’écologie politique, où elle souligne que l’engagement écologiste est souvent le fruit d’un cheminement collectif et contextuel, plutôt que d’une révélation personnelle soudaine.

Près d’une moitié (44%) des femmes interrogées se disent par exemple « très sensibles à l’environnement », contre 38% des hommes. Alors que 49% des plus jeunes répondants (18-29 ans) estiment l’être également, seuls 30% des personnes de 75 ans ou plus optent pour cette réponse, « le pourcentage diminuant à mesure que l’âge augmente ».
Le niveau d’éducation semble également déterminant : 53% des personnes ayant obtenu un master ou un doctorat se classent dans la catégorie « très sensibles à l’environnement », contre 35% pour les répondants ne possédant aucun diplôme. Pourtant, certains ne perçoivent pas toujours le rôle majeur joué par leur capital économique, culturel et social dans leur engagement. « Ma formation, c’est un master environnement et développement durable et mon mari est chargé d’un service environnement. Donc on a toujours fait attention à l’environnement. Mais moi, le truc vraiment déclencheur, ça a été le film Demain », explique Sandrine lors d’un entretien.
Être écolo ou économe ?
Au-delà de ces facteurs, les conditions de vie des citoyens jouent aussi un rôle déterminant dans la mise en pratique de leur sensibilité écologique. « Aussi, en restant sur la question des déchets, composter en appartement est plus complexe qu’en maison avec jardin. Acheter en vrac demande parfois de se déplacer dans plusieurs commerces et d’allouer un plus grand budget aux courses », illustre le chercheur dans The Conversation. En plus de l’âge, du genre et du niveau de diplôme, « le pouvoir d’achat et la mobilité sont donc des facteurs structurels importants dans l’adoption de pratiques écologiques ». L’engagement est aussi parfois une simple question d’étiquette : est-on écolo ou d’abord économe ?
« Si les ménages précaires semblent se dire moins sensibles à l’environnement que les autres, l’observation de leurs pratiques de consommation et de vie met en lumière des modes de vie sobres, bien que non choisis ».
Ainsi, nombreux sont les ménages qui adoptent sans le définir comme tel, des gestes « bons pour la planète » : achats de seconde main, déplacements en transport en commun, tourisme local ou réparation des objets du quotidien. Un autre exemple est celui du gaspillage alimentaire. Chez Daniel, 58 ans et en recherche d’emploi, « les restes, on les mange ». Pas question de gaspiller. « J’ai pas les moyens de faire des courses tous les jours et de jeter ». Cet exemple illustre les propos de Victoria Berni-André, qui dans Vivant·es et dignes, évoque comment les pratiques écologiques des personnes précaires sont souvent invisibilisées.
Finalement, « les classes moyennes supérieures et aisées se montrent ainsi plus enclines à adopter le zéro déchet, dans sa forme promue par l’institution étudiée. Pour autant, les classes modestes ne semblent pas dénuées de considérations écologiques concernant les déchets, mais en appellent à des univers de références différents, ce qui les étiquète comme des individus à »éduquer » en priorité », alors que paradoxalement, elles en font souvent déjà plus que bien d’autres.

Déconstruire le mythe du déclic
Ici, la question des inégalités sociales et du sentiment d’injustice qu’elles génèrent dans la population prend tout son sens devant les « efforts » à faire pour le climat. « Selon les usagers rencontrés, l’application uniforme du principe du pollueur-payeur aux déchets est inadaptée, dans la mesure où les ménages ont conscience d’être bien moins pollueurs que d’autres acteurs auxquels ils se comparent, comme les industries ou les grandes fortunes, par exemple ».
Si sensibiliser les individus aux enjeux climatique reste incontournable, il s’agit plutôt « de relativiser une forme spécifique de sensibilisation basée sur le déclic individuel comme point de départ de l’engagement écologique ». Pour le chercheur, « prioriser la mise en capacité d’agir et la valorisation des bonnes pratiques déjà en cours chez les ménages », y compris des plus précaires, semble plus pertinent dans un contexte d’inégalités sociales et environnementales criantes.

Finalement, cette étude pointe en filigrane le poids des mots et des discours dans l’argumentaire écologiste. Est-il réellement inclusif ? Qui convainc-t-on (vraiment) lorsqu’on parle d’environnement ? Dans Vivant·es et dignes, la journaliste Victoria Berni-André critique d’ailleurs l’approche individualiste de l’écologie par les petits gestes, soulignant que de telles stratégies peuvent occulter les dimensions sociales et politiques de l’engagement écologiste. Elle soulève la question de l’inclusivité dans les discours écologistes et plaide pour une écologie qui prenne en compte les réalités vécues de toutes et tous, en particulier les plus marginalisé·es.
– Aure Gemiot
