Pour Philippe Godard, l’émancipation commence dès l’enfance. L’auteur, plusieurs fois publié chez Mr Mondialisation, nous invite aujourd’hui à repenser la « fabrique » des filles et garçons, afin de rompre avec le patriarcat et les rôles imposés. Et s’il suffisait d’une pédagogie non genrée pour libérer l’avenir de toute forme de domination ? Loin des polémiques artificielles, une réflexion de fond, urgente.
« On ne naît pas femme, on le devient ! » relève de nos jours de l’évidence – et heureusement ! L’affirmation en miroir est tout aussi vraie : « On ne naît pas homme, on le devient », avec tout le cortège de soumissions qui s’attache aux femmes, de virilisme et de domination que traînent les hommes… Une caractéristique non pas absolue, mais assez généralisée et dont les mâles profitent, à l’inverse de ce qui est attaché au statut des femmes.
Une question cruciale se dissimule derrière ces affirmations : puisque nous sommes les produits d’une construction sociale à l’œuvre dès la naissance, celle qui nous fait « devenir » femme, ou homme, pourquoi ne pourrions-nous pas envisager de nous construire autrement ? Et même de lutter contre ce qui nie les femmes, et contre ce rapport qui ne profite qu’aux hommes ? De détruire cette éducation qui transforme les filles en femmes (soumises) et les garçons en hommes (dominateurs) ?
Posons donc cette double affirmation à un autre niveau, à un autre âge, puisque nos parents et le monde adulte en général nous font d’abord devenir des filles et des garçons pour qu’ensuite nous devenions des adultes conformes, femmes ou hommes :
« On ne naît pas fille, on le devient. »
« On ne naît pas garçon, on le devient. »
Car si être femme est très largement une construction sociale, familiale, éducative et surtout normative, s’il en est de même pour les hommes, alors, le plus déterminant de cette construction se produit durant l’enfance et l’adolescence, avant l’entrée dans l’âge adulte.
Au premier âge, se joue déjà beaucoup de ce qui concerne le futur rapport de chaque individu à la domination et à la soumission. Puis, à l’adolescence, le choc de la puberté implique de faire un choix, binaire ou non binaire, mais un choix dans tous les cas, quelle que soit l’orientation adoptée, ou même si l’hésitation s’installe.
Une voie se joue durant l’enfance
Nous croyons souvent que l’âge adulte est celui de l’« autonomie » ; mais sommes-nous, femmes et hommes, si autonomes que cela si nous sommes enserrés depuis l’enfance dans des liens qui menottent, ceux de la domination et de la soumission ? Comment nous en libérer ? Filles et garçons n’auraient-ils pas un combat convergent à mener, chacun d’un côté du mur qui les sépare, mais pour, dans tous les cas, briser ce mur qui leur impose une manière de vivre dissocié.e.s les unes des autres ? Domination ou soumission, division jusqu’à l’hostilité, rien de cela n’a d’intérêt !

Pour sortir du virilisme, du patriarcat, de la violence sociale, de la violence machiste, de la vision binaire du genre, homme ou femme, il existe à coup sûr une voie qui se joue durant l’enfance. En sortir implique de mettre en œuvre une pédagogie de l’émancipation, lorsque les enfants « deviennent » peu à peu, dans le lent processus de l’éducation, ce qu’ils seront une fois adultes. Ce processus au long terme occupe la majeure partie du temps de leur enfance, et la détruit souvent lorsque les adultes façonnent des enfants conformes pour produire des adultes normés…
Par la suite, en atteignant l’âge adulte, le risque est grand que les valeurs culturelles reconnues et acceptées par la société soient trop bien enracinées dans chaque individu pour que nous puissions les modifier, les réorienter, mieux : les nier et construire un rapport aux autres enfin émancipé et émancipateur.
Adulte, il nous est difficile de rompre avec la domination comme avec la soumission puisque nous y avons consenti – ou que nous n’avons pas réfléchi aux conséquences ultimes de notre consentement à la norme… Ne vaudrait-il pas mieux travailler l’équité, l’intelligence, la réflexion et l’émancipation durant le processus éducatif plutôt que d’espérer faire bouger les positions des femmes et des hommes une fois adultes et leurs convictions culturelles, selon leur sexe et selon leur genre, bien établies ?
Notre objectif est de balayer un champ de réflexion le plus large possible, dans l’espoir de sortir enfin de l’impasse où, désormais, l’ensemble des règles sociales nous a conduit.e.s, femmes et hommes – avec bien entendu un avantage énorme aux êtres de pouvoir, de domination, qui sont pour la plupart des hommes, sans oublier les autres facteurs qui entrent en ligne de compte dans notre société de domination et de soumission. De soumission de la majorité acceptant la domination de certains, ou n’ayant pas encore trouvé la voie pour s’en libérer. S’en émanciper.
Fille ou garçon ? Enfant !
Pour une pédagogie non genrée
La pédagogie se constitue de tout ce qui, dans l’enfance, relève de l’accompagnement du jeune individu par les adultes qui l’entourent et qui prennent soin de lui. Elle ne se satisfait pas de méthodes éducatives toutes faites et prêtes à l’emploi, mais suppose un rapport constamment revisité entre les adultes et l’enfant, à partir de l’observation de cet enfant, là, particulier, qui, pour développer sa personnalité, n’a nul besoin de standards éducatifs – de normes.
La pédagogie est en outre – c’est essentiel – une transmission depuis l’enfant vers les adultes qui l’entourent. En effet, les enfants eux aussi communiquent leur état, bien-être ou mal-être, leurs envies, leurs craintes, dans un processus de transmission qui, s’il est bien compris par les adultes, sera émancipateur pour tous, enfants et adultes.
Cependant, dans l’immense majorité des familles actuelles, la réalité est très éloignée de ce schéma idéal, et les enfants deviennent trop souvent des adultes discriminants, racistes, virilistes, soumis ou dominateurs, opposés à toute émancipation. Pas tous, cependant, car certains adultes ne tombent pas dans la norme et la répression.
S’il en est ainsi, en toute logique, c’est que des éléments déterminants dans la constitution du genre, du rapport général de l’individu aux autres, à la société dans ses dimensions abstraites – l’ordre, la liberté, l’équité, l’adelphité – se jouent durant toute la période « pédagogique ». Durant l’enfance. C’est d’ores et déjà une certitude, à ce stade : « On ne naît pas fille, on le devient ; on ne naît pas garçon, on le devient. »
Pour une pédagogie de l’émancipation
Lorsque naît un enfant, peu importe son sexe biologique. Ce n’est pas à ce niveau que se situent les enjeux principaux dans les premiers jours, les premiers mois, voire les premières années de la vie. Si nous nous référons à ce qu’attend tout nouveau-né de son environnement le plus proche, peu importe qu’il « soit » fille ou garçon. Il a besoin de soins adaptés, de nourriture, de chaleur, de contacts physiques, de regards – les muscles des yeux du tout-petit sont les premiers à être adultes, à peine quelques semaines après sa naissance 1.

L’environnement doit être « suffisamment bon », pour reprendre la fameuse formule de Winnicott. Cette formule fait sens : les parents ou les adultes qui prennent soin de cet enfant ne devraient surtout pas viser à être « parfaits », ce qui n’a aucun sens en la matière et qui limiterait la capacité de l’enfant à grandir. En effet, face à des parents « parfaits », ou qui se veulent tels et en font une sorte de sacerdoce, les enfants, en grandissant, développent des sentiments ambivalents : ils peuvent parfois considérer leurs parents comme parfaits, ce qui peut s’accompagner d’un malaise important car eux-mêmes ne pourront jamais, ou alors très difficilement, atteindre à leur tour ce niveau de supposée perfection.
Mieux vaut donc des parents absolument pas maltraitants, et « suffisamment bons », attentifs, attentionnés et ouverts, qui laissent de la liberté à leurs enfants et ne leur imposent pas un cadre rigide ou l’image d’adultes inégalables… Cette conception de la pédagogie est cruciale pour la suite du développement de l’enfant et pour vaincre – ou pas – le patriarcat.
En effet, si nous voulons que les enfants soient des individus heureux et émancipés, la pédagogie doit se donner pour tâche d’observer avant de transmettre, et de ne transmettre qu’en fonction de ce que le pédagogue – le parent ou l’adulte qui s’occupe de l’enfant – aura observé. C’est dire qu’une pédagogie émancipatrice n’est pas à sens unique, de l’adulte vers l’enfant, mais circulaire.
L’adulte observe l’enfant autant que l’enfant observe l’adulte et le monde dans lequel il vient d’arriver et dans lequel il grandit ; puisqu’il s’agit de transmettre, l’enfant transmet ce qu’il ressent, ce qu’il comprend, pose des questions, et l’adulte transmet ce qu’il sait, ce qu’il croit savoir, ses doutes aussi. La transmission est équitable, même si, bien entendu, l’adulte reste dans une position différente. A priori, il se trouve plus à même que l’enfant d’expliquer le monde, mais l’enfant a sur l’adulte la supériorité d’avoir devant lui un terme plus long, une durée de vie supérieure.
Dans cette transmission, les deux pôles ne sont pas équivalents ; aucun ne l’emporte sur l’autre, il ne s’y mène aucun jeu de pouvoir. Ce qui compte est qu’enfants et adultes s’observent les uns les autres, se découvrent, se comprennent, se questionnent. Le résultat recherché par l’enfant comme par l’adulte consiste en la capacité, chez l’un comme chez l’autre, à prendre en compte l’Autre, à affirmer sa propre personnalité, à ne pas nier celle de l’Autre. La conception qu’un être est un Autre, que sa vie est tout aussi importante que la mienne, naît dès l’enfance, et peut rester toute la vie chevillée au corps, au mental, à la vision du monde de l’individu.
« La liberté des autres prolonge la mienne. »
Tel est le sens profond de la « maxime » de Bakounine : « La liberté des autres prolonge la mienne. » L’Autre participe de ma liberté, et je participe de la liberté de l’Autre. Rien à ce moment là n’implique le genre ou le sexe biologique, juste le refus de la domination et de la soumission.
Ne pas « genrer » l’éducation de l’enfant !
Si les adultes prennent en compte cette nécessaire liberté pour le développement de l’enfant dont ils prennent soin, que l’enfant puisse aller vers là où, peu à peu, il aura envie, besoin, de s’orienter, il n’y a alors plus aucune raison de « genrer » l’éducation d’un tout-petit, puis d’un enfant, et même d’un adolescent. À la condition de n’avoir comme but que son émancipation, d’être convaincu qu’un enfant – que les adultes autour de lui ne cherchent qu’à rendre libre – a bien assez de ressources en lui pour y parvenir. Ne pas genrer ne signifie pas « dégenrer » ; il s’agit juste, à ce stade, d’une neutralité qui est le gage de la véritable liberté de choix de l’enfant qui grandit.
« Il ne s’agit plus, dès lors, d’élever « une fille » ou « un garçon », mais un enfant ! »

Il ne s’agit plus, dès lors, d’élever « une fille » ou « un garçon », mais un enfant ! La distinction n’est pas sans objet. Lorsqu’on demande aux futurs parents s’ils préféreraient une fille ou un garçon, ils disent le plus souvent que cela n’a pas d’importance. Pourtant, lorsqu’ils se rendent à l’échographie, c’est plus de neuf parents sur dix qui demandent le sexe de l’enfant à venir. Et qui, par la suite, se préparent à accueillir une fille ou un garçon, et non plus un enfant, tout simplement.
Il y a donc du chemin à parcourir pour reconnaître, dans un premier temps, qu’une partie du « problème » est profondément enracinée dans notre mode de perception des enfants, et pour, ensuite, résoudre enfin cette discrimination potentielle qui ne dit pas son nom et qui, pourtant, va jouer un rôle déterminant dans la vie de l’enfant que les parents n’attendent que sous une bannière spécifique : garçon ou fille !*
Dans une famille suffisamment bonne et dans laquelle la transmission est circulaire, l’enfant se trouve libre de construire sa personnalité sans tenir compte de quelque genre que ce soit, tant que, dans le déroulement de sa croissance, il en est là où le processus de construction n’est pas encore genré.
Qu’il le devienne à un certain moment, par exemple à la « pré-adolescence » (pour reprendre une classification qui, de toute façon, est discutable), donc, vers les dix ou douze ans, ou plus tard, au moment de la puberté, cela n’est pas niable. Il y a un moment où l’être humain se pose la question de son genre, de ses attirances, de ses désirs, du mode de leur satisfaction, et non seulement en ce qui concerne le genre, mais pour tout ce qui comporte un choix dans l’existence : place dans l’échelle sociale, acceptation ou refus du consensus, critique ou acceptation de la norme, des normes, position par rapport aux parents et à leurs convictions, et ainsi de suite.
Durant la petite enfance et même par la suite, il n’est pas du tout certain que la question du genre soit vitale dans le développement de l’individu. Il n’est à coup sûr pas souhaitable que les adultes introduisent dans la vie de l’enfant un thème aussi crucial pour sa future vie adulte que l’appartenance de genre.
C’est à l’enfant d’introduire lui-même cette réflexion et de s’y confronter lorsqu’il le jugera utile, lui et lui seul – et il le jugera forcément utile à un moment, c’est une évidence, au plus tard lorsque débutera, ou pas, une activité sexuelle. Imposer un tel thème serait vouloir prendre le pouvoir sur un pan essentiel de la vie de l’enfant, voire déterminer son avenir à sa place.

Liberté, équité, adelphité
Le questionnement sur le genre ne peut être délié de ceux sur la liberté, sur l’équité et sur l’adelphité. Isoler le genre comme un domaine de réflexion autonome, sans lien avec la réflexion sur la liberté, l’équité et l’adelphité, suppose que l’individu pourrait « penser » son genre, ou même le genre, indépendamment du contexte social, politique, ethnologique, philosophique, éthique et même économique. Ce n’est pas le cas, et ce n’est que par commodité qu’il est possible de parler du genre sans faire entrer une myriade de facteurs dans la discussion.
Il est évident qu’on ne peut pas non plus parler de tout à propos de quelque domaine que ce soit sans risquer de tomber dans l’idéologie, l’intolérance et… l’impuissance à changer le monde. Car tel est le but de cette remise en question d’une certaine conception genrée de l’enfance : changer le monde. Ne serait-ce que pour qu’il atteigne un niveau de tolérance qui rende la vie possible, ce qui n’est plus le cas pour tous les individus de cette planète. Parlons donc de la pédagogie qui voudrait ne pas genrer les enfants trop tôt, afin que ce soit eux-mêmes qui construisent leur genre.
Liberté, en premier lieu. Car poser le genre comme une part de l’identité de l’individu est une nécessité, et cette nécessité implique la liberté dans toutes ses dimensions : l’individu ne peut se « genrer » que dans la liberté. Elle est une condition à son choix mûri et réfléchi, et à la pleine expression de ses désirs. L’enfant comprend peu à peu son corps, découvre les différences avec d’autres corps, y compris le sexe biologique. Mais d’autres différences se font jour. L’enjeu est peut-être, dans cette compréhension des différences entre les individus, de conserver la possibilité de se construire en se comparant aussi aux autres.
La liberté de l’enfant, par rapport à la construction de son genre, se situerait dans cette possible comparaison sans que cela soit discriminant. L’enfant choisit alors son mode d’être au monde, sa position par rapport à un groupe, sa volonté de dominer, ou de ne pas être soumis, ou au contraire son inclination vers la soumission en croyant éviter la domination, et ainsi de suite.
Nous nous concentrons sur la construction du genre, mais celle-ci s’opère aussi dans les choix de l’enfant, depuis la possibilité de vouloir être dominant jusqu’à l’acceptation d’être soumis. Tel est bien l’idée émise par Beauvoir dans « On ne naît pas femme, on le devient » : c’est l’éducation qui amène les femmes à se soumettre aux hommes.
Pourquoi donc ce « choix » qui n’en est pas un, celui de la soumission, serait-il lié uniquement au sexe biologique ? S’il était vraiment libre, si les parents ne l’orientaient pas, l’enfant ne serait-il pas plutôt tourné vers le refus d’être dominé, le refus de se soumettre ? Pour cela, encore faut-il une pédagogie de la liberté, qui n’induise surtout pas l’idée qu’une femme est dominée et un homme dominant.
Équité, ensuite. L’enfant, dans ses choix fondamentaux pour le reste de sa vie, devrait constater une équité de traitement, quels que soient ses choix. Si certaines orientations sont ouvertement favorisées au détriment d’autres, alors, le petit garçon deviendra un homme, et la fille se soumettra, pour être conforme à ce que la société attend d’elle, à l’image de la gentille petite fille qui pleure et se fait jolie, etc., ce qui lui assure la tendresse intéressée du « premier sexe ». Pour éviter ce type de choix aliéné, encore faut-il que les parents, les adultes qui entourent l’enfant et notamment les éducateurs, tous les adultes en réalité, traitent filles et garçons de manière équitable.
Inutile de dire qu’en la matière, nous sommes très loin du compte. Ce qui implique que les parents doivent « retordre » la réalité dans le sens de l’équité de traitement. Il n’y a sans doute aucune recette prête à l’emploi pour réaliser cet objectif, mais il est certain que la prise de conscience de l’inéquité de traitement entre filles et garçons est essentielle, pour aller vers… l’équité et la travailler, en famille, en groupe, à tous les niveaux de la société.
Adelphité, enfin. L’adelphité évite le mot « fraternité », qui place les hommes en position exemplaire, et de sororité, concept à travers lequel ce sont les femmes qui sont l’exemple. En grec, adelphos désigne le frère et adelphê la sœur. Le terme d’adelphité implique ainsi une relation égalitaire entre sœurs et frères, entre hommes et femmes.

Il ne s’agit pas seulement de vocabulaire mais bien de dire, sans la moindre ambiguïté, qu’il y a équité, et en l’occurrence égalité parfaite, dans la possibilité de fonder une relation « adelphe » entre hommes et hommes, entre hommes et femmes, entre femmes et femmes, entre personnes binaires et non binaires, et que le genre ne devrait pas être un critère essentiel dans nos choix relationnels, tout en laissant la possibilité qu’il soit essentiel dans certains cas si les individu.e.s concerné.e.s le souhaitent.
Ainsi, l’adelphité ne suppose pas qu’il faille abolir les réunions non mixtes ni les imposer ; il y a des réunions mixtes et des réunions non mixtes ! « Adelphité » affirme juste qu’il y a égalité entre femmes et hommes, qu’il n’y a pas la moindre raison de privilégier un genre sur l’autre, un sexe sur l’autre, un type de relation sur un autre. L’adelphité comme objectif complète et donne tout leur sens à la liberté et à l’équité.
Liberté, équité, adelphité pourrait ainsi incarner une pédagogie non genrée, égalitariste, tournée vers l’avenir, positive dans la considération que les relations entre les individus, entre les groupes, entre les genres fonctionnent « tous azimuts », sans la moindre discrimination d’aucune sorte.
S’envoler de la famille :
pourquoi et comment gagner sa liberté ?
Les parents, ou les adultes qui prennent soin d’un enfant (éducatrices de jeunes enfants, éducateurs spécialisés, professeur.e.s des écoles, éducatrices sportives, etc.) ont une responsabilité fondamentale, que beaucoup peuvent avoir tendance à minorer : les principaux responsables d’un enfant seraient ses parents – ce qui est très logique mais pas certain à 100 % – ou alors les professeur.e.s – une confusion entretenue par l’intitulé même de leur ministère, « Éducation nationale », alors que ce dont il s’agit relève de l’« instruction publique »…

Nous constatons, dans notre société, une certaine propension à nous dégager des responsabilités en les transférant sur d’autres personnes, plus proches ou « plus qualifiées », peu importe le motif que nous inventons pour… nous rassurer. Or, le contexte dans lequel vit l’enfant est, dans son ensemble, essentiel dans la lutte contre le patriarcat, et la complexité de nous en libérer doit entrer en ligne de compte dans le processus de cette émancipation, chez l’enfant comme chez nous, adversaires résolu.e.s du patriarcat.
Ainsi, cette lutte pour s’envoler de la famille ou de l’institution où est placé l’enfant, lutte pour sa propre liberté, est rendue plus complexe du fait que les adultes ne sont souvent pas assez conscients de leur rôle et ne savent pas se situer dans la constellation éducative qui gravite autour de l’enfant. Si certains adultes jouent un rôle majeur dans cette constellation, cela ne signifie pas pour autant que d’autres adultes, plus éloignés du centre, de l’enfant, n’aient pas eux aussi une importance qui peut être cruciale à certains moments.
Une constellation éducative émancipatrice ou toxique
Le docteur Louis Le Guillant écrivait, en conclusion de Jeunes « difficiles » ou temps difficiles ? :
« L’adulte ne peut se contenter de poser des problèmes aux enfants et aux adolescents. Il doit aussi les résoudre. Sans quoi, je le crains, ni son ‘‘amour de la jeunesse’’, ni son savoir n’en feront tout à fait l’éducateur dont ils ont besoin. Est-il besoin de dire que cet éducateur ‘‘existant’’ et engagé doit se garder d’imposer et même de proposer avec trop d’insistance – ou de séduction – ses façons de voir et d’agir, qu’il doit connaître et respecter l’individualité des jeunes êtres qui lui sont confiés. Pendant longtemps encore, les attraits et les dangers de la domination menaceront les hommes 2. »
Le contexte – situations et personnages qui forment la constellation éducative – est sous-estimé dans la plupart des visions actuelles, qu’elles soient essentialistes ou relativistes.
Selon les visions essentialistes, en effet, les filles sont ainsi et les garçons comme ça ; il est inutile de chercher à modifier la réalité, et d’ailleurs, la société fonctionne avec des filles qui se transforment en femmes et des garçons qui deviennent des hommes. Les défenseurs de ce type de raisonnement – dont nous doutons pour notre part que cela relève de la raison ou même de la simple observation, car il ne s’agit que d’un confort de la pensée, ou plutôt du « non penser » – ne pourront jamais participer à l’évolution de la société, et encore moins aller vers l’émancipation des groupes, des individus, de l’humanité dans son ensemble.
Quant aux visions relativistes, elles nous ramènent à l’impuissance en affirmant que tous les individus sont différents – ce qui est vrai, par définition ! – et qu’il est donc impossible de tracer un programme général ; dans ce type de raisonnement apolitique, il est toujours supposé que « général » signifie « standard » et que tout programme d’action est donc forcément normatif.
La réalité se situe en dehors de ces deux visions : ni essence ni hasard de la naissance, mais « vérité » de l’éducation, du rôle des éducateurs, et plus généralement du type de transmission qui se joue pour tous les êtres humains et chacun en particulier. La pédagogie joue un rôle cardinal. Selon le type d’observation et de transmission qui se déroule entre les générations, les enfants seront normés ou pas, sauront ou non se révolter, deviendront ou pas autonomes…
Contre la norme, dans les diverses rébellions possibles, dans la recherche de cette autonomie si difficile à conquérir, se jouent toutes les questions fondamentales du genre et les positions politiques de l’individu devenant peu à peu adulte.
Il semble paradoxal que dans une société comme la nôtre, prétendument libérale voire libérée, les prédispositions du jeune enfant soient à ce point contrariées que nous subissons encore le patriarcat et la domination de la violence, de la bêtise et de la norme. En effet, les tout-petits et les jeunes enfants sont biologiquement orientés vers la coopération, et même l’empathie vers les plus faibles. De nombreuses expériences, depuis la fin du siècle précédent, montrent en effet que les tout-petits se placent du côté de ceux qui sont maltraités, qui sont dans les problèmes, qui ont besoin de notre aide et de notre solidarité 3.

Les rapports humains « automatiques », ceux qui seraient forcément majoritaires dans l’espèce humaine si le contexte pouvait être neutre, sont ainsi marqués par l’entraide plutôt que l’affrontement, et par la considération pour l’autre plutôt que la volonté de l’asservir. Certes, cette affirmation reste abstraite. Cependant, son intérêt ici est de constater que le choix d’une éducation « non genrée » est le plus logique, le plus évident, le plus positif pour l’enfant, puisqu’une éducation non genrée correspond précisément et profondément à ce que pensent et vivent les enfants : non-domination et refus de l’asservissement ou de l’humiliation. Or la hiérarchie des genres est une forme de domination, d’asservissement, voire d’humiliation.
Échapper à la domination et à la soumission
L’éducation que reçoivent la plupart des enfants et qui les conditionne à ces rapports de domination et de soumission s’inscrit à contresens des premières expériences des tout-petits et des jeunes enfants. Elle constitue une forme de distorsion de l’esprit et des réflexions des jeunes êtres humains, pour les orienter à toute force vers de prétendues valeurs qui ne sont pas les leurs à la naissance. Caractériser ainsi l’éducation reçue comme responsable principale des processus de domination genrée, donc du patriarcat, est une étape fondamentale dans toute entreprise d’émancipation. Ses conséquences sont nombreuses.
« c’est l’ensemble de l’éducation qui doit être remis en question, en famille, à l’école, à tous les niveaux de la société ».
Tout d’abord, c’est l’ensemble de l’éducation qui doit être remis en question, en famille, à l’école, à tous les niveaux de la société. Ensuite, il est possible à des parents ou des adultes d’élever des enfants en dehors des processus patriarcaux du moment qu’ils ont pris conscience du fonctionnement des oppressions de genre et qu’ils peuvent influer sur le contexte de l’enfant. Enfin, dans une constellation éducative, certains éléments jouent un rôle négatif ; et il est important de les identifier et de faire en sorte que l’enfant ou l’adolescent s’en détache.
Ces processus émancipateurs se mettent en place en fonction d’axes d’accompagnement de l’enfant, qui sont des valeurs à proprement parler : des certitudes qui charpentent le processus d’émancipation lui-même. Ces valeurs sont principalement la liberté, l’équité et l’adelphité. Bien entendu, chaque famille, chaque constellation éducative, en ajoute d’autres, l’important étant que ces autres valeurs, ces autres axes éducatifs, n’entrent pas en contradiction avec ces trois piliers indispensables, selon nous, à une éducation non genrée et émancipatrice.
Soulignons cependant la nécessité de ne pas imposer ces valeurs lors de processus autoritaires – ce qui reviendrait à les nier. C’est ce que proposait Gérard Mendel : « Est Valeur à notre sens seulement ce que la progression du déconditionnement à l’Autorité aura permis d’asseoir collectivement 4. » Une valeur imposée par la force n’est pas une valeur sociale, opérante ; elle n’est qu’un cadre rigide que tout individu en recherche d’émancipation voudra fissurer ou briser pour s’en échapper.
Quant aux adultes qui ne veulent pas reproduire le cercle infernal du patriarcat, ils se trouvent dans la meilleure situation possible : des enfants à accompagner depuis leur naissance qui n’ont pas, dans leurs gènes, la volonté de dominer ou de se soumettre ; la certitude des dispositions biologiques et sociales de l’enfant pour l’émancipation, la découverte du monde, l’exubérance de la vie, à l’inverse de tout processus d’oppression ; la possibilité de cultiver ses valeurs afin de faire progresser le déconditionnement au contexte autoritaire et répressif, et d’asseoir collectivement, avec d’autres enfants et d’autres adultes, ces valeurs qui sont la base d’une éducation non genrée. Contre le patriarcat, l’aliénation, la soumission et la domination.
Alliance plutôt que conflit
L’enfant, à sa naissance, tisse une alliance avec les adultes qui l’entourent et veillent sur lui, à commencer par sa mère qui devient ainsi la figure d’attachement primaire. On peut penser que l’enfant est contraint de faire alliance avec ceux qui lui prodiguent des soins, mais on peut aussi estimer que c’est l’inverse et que, loin d’être une contrainte, c’est un souhait profondément enraciné dans l’être humain : l’alliance avec ceux qui nous entourent est la manière la plus humaine et la plus évidente de vivre pleinement notre vie d’êtres humains, quel que soit notre genre.
En effet, il se construit entre l’enfant et sa ou ses figures d’attachement principales un lien qui doit être analysé. Ce n’est pas un lien qui emprisonne mais bien un lien qui libère car l’enfant comme ses figures d’attachement vivent en symbiose (au sens étymologique, ils « vivent ensemble »). Ce qui se joue entre eux n’est pas une relation d’autorité mais une relation d’alliance, et ce fait est essentiel. Les premiers muscles qui, chez l’enfant, deviennent « adultes » sont ceux qui permettent de maintenir les globes oculaires fixes, parce que ce n’est que par le regard que le tout-petit peut signifier du lien, lui qui ne peut encore se mouvoir seul, et encore moins parler pour exprimer des pensées complexes.

Dès sa naissance, l’enfant joue une partition dans la constellation d’éducateurs qui se penche sur lui ; cela aboutit à ce qu’il les accepte, se lie à eux, dans une relation qui est de confiance, de considération, d’entraide mutuelle, d’harmonie au sens musical du terme comme au sens banal. Nulle part dans cette relation ou ces relations nous ne trouvons trace d’autorité, car personne n’a autorité sur qui que ce soit, ni au sens d’authority, l’autorité constituée, formelle, ni à celui de leadership, l’autorité morale ou psychosociale. C’est une relation d’une autre nature qui se crée spontanément, et qui est déconditionnée à l’autorité.
Cela renvoie aussi à la notion d’« accompagnement », car ce terme a, parmi ses divers sens, celui d’accompagnement musical : dans une pièce musicale, certains instruments jouent à certains moments la partie principale, tandis que d’autres sont dans l’accompagnement. Ainsi, nous constatons là encore que ce n’est pas une affaire d’autorité, mais bien d’alliance, ou d’harmonie, pour suivre la métaphore musicale, à l’inverse de ce qu’est, au fond, le patriarcat qui oblige à suivre le chef d’orchestre et interdit de tenter une sérénade autonome !
Le déconditionnement à l’autorité est donc inné. Biologiquement humain, pourrait-on dire : l’être humain naît sans rapport d’autorité inscrit en lui. Bien entendu, cela ne dure pas longtemps, car bientôt, les parents, la famille élargie, l’école surtout ont le pouvoir et ressentent même souvent le devoir d’instiller un tel rapport autoritaire, patriarcal, aliénant. Pas partout cependant, pas tous les parents, pas toutes les éducatrices ou éducateurs. Or, il est fondamental que le rapport inné entre les êtres humains ne soit pas d’autorité, mais d’alliance. D’où la nécessité de retrouver, partout où nous le pouvons, ce rapport entre nous, déconditionné au pouvoir : l’autorité n’est pas une valeur ; l’alliance avec l’univers, oui !
Un même combat ?
Dans la famille, dans les lieux d’éducation, les adultes peuvent repousser l’idée d’une éducation genrée, dans la mesure où il s’agit de refuser toute éducation oppressive et aliénante. Les progrès, dans les milieux éducatifs, de la prise de conscience antipatriarcale peuvent laisser espérer que parents et éducateurs sont de plus en plus nombreux à considérer le virilisme comme un désastre. Ils sont, certes, encore à l’heure actuelle, plutôt minoritaires. Il s’agit donc plutôt d’initier un processus cyclique vertueux, en convainquant parents et éducateurs qu’une éducation non genrée est possible, souhaitable pour les enfants, quel que soit leur sexe biologique.
Reste à mener le combat. Ensemble ? La question a déjà été posée, à de très nombreuses reprises, et a reçu de multiples réponses. Lorsque les Afro Américains luttaient pour la reconnaissance de leurs droits civiques, l’une des questions centrales et quotidiennes de leur lutte était de savoir la part que pouvaient prendre les Blancs – ou qu’ils ne devaient surtout pas prendre. De même, dans les luttes pour l’équité dans le traitement des genres, contre les discriminations sexistes de toutes natures, la question de la mixité ou de la non mixité de la lutte peut se poser – ou se pose parfois de manière impérative.
« L’important est de ne surtout pas donner de recette ».
L’important est de ne surtout pas donner de recette. Au fil du temps, et sur la base de la cohérence fondamentale d’une pédagogie non genrée avec la recherche de son émancipation par l’individu qui grandit, ce qui sera utile pour atteindre ce résultat s’imposera au long du processus. D’autant que nous ne pouvons déterminer d’avance et arbitrairement la moindre valeur. Il s’agissait juste ici de montrer la cohérence profonde, qui fait sens politiquement, entre l’émancipation des individus et la possibilité d’une éducation non genrée.
Une attention particulière restera cependant nécessaire pour éviter que les garçons prennent le pouvoir dans ce combat qui peut être commun et partagé. Car la soif de pouvoir est, fondamentalement, l’ennemi à abattre.*
Un « même » combat n’est pas un combat où les oppressions particulières, contre les filles qui en subissent davantage sans le moindre doute, sont oubliées, gommées ou minorées, bien au contraire. Il s’agit et s’agira toujours, à l’inverse, de prendre ces oppressions comme base pour collectiviser le combat, élargir à toutes les oppressions en montrant leur caractère systémique et pas seulement conjoncturel.
Le patriarcat est une structure sociale. Il fait système. Lutter contre l’oppression particulière des filles, lutter contre les tendances machistes à considérer les hommes comme plus aptes à telle ou telle tâche, lutter contre toutes les formes du patriarcat… implique de lutter contre l’oppression tout court. Contre toutes les formes qu’elle revêt, dont le patriarcat est l’une des plus criantes et des plus fondamentales.
« La liberté des filles prolonge celle des garçons ! »
Les garçons ont en réalité, comme les filles, tout à gagner à un monde émancipé dans lequel les idées de domination/soumission seront mortes de notre lutte commune contre l’oppression, pour l’émancipation, l’alliance, la liberté, l’équité, l’adelphité. Pour paraphraser Bakounine et pour en finir avec la doxa patriarcale qui ne voit que l’oppression des filles comme condition de la domination des garçons : « La liberté des filles prolonge celle des garçons ! »
– Philippe Godard*
- Pour davantage de précision, lire, par exemple, Bébé sapiens. Du développement épigénétique aux mutations dans la fabrique des bébés, Érès, 2017, ouvrage collectif issu d’un colloque tenu à Cerisy-la-Salle en 2017.
- Éditions du Scarabée, des CEMEA (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active), 1977.
- Voir par exemple Bébé sapiens, ouvrage cité, ou Édouard Gentaz, Comment les émotions viennent aux enfants, Nathan, 2023.
- Pour décoloniser l’enfant, Payot, 1971, p. 163.
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