Sébastien Moro explore le monde fascinant des animaux méprisés ou méconnus. Il publiera bientôt une nouvelle BD sur les rats, intitulée Scélérats, actuellement en campagne de financement participatif.
Vulgarisateur, conseiller scientifique, auteur de bandes dessinées et conférencier, Sébastien Moro explore l’intelligence animale sous toutes ses formes. Rats, poissons, poules ou chèvres : il se concentre sur des espèces souvent méconnues ou mal aimées, qui révèlent pourtant des comportements et des capacités étonnantes. Ce n’est pas tout : il anime également une chaîne YouTube Cervelle d’oiseau, qui allie rigueur scientifique, pédagogie et humour pour faire découvrir les animaux autrement.
Après deux BD, il lance désormais un nouveau livre sur les rats, qui s’intitulera Scélérats. Changeons notre regard sur les animaux, avec Sébastien Moro.
Mr Mondialisation : D’abord, qui êtes-vous Sébastien ?
Sébastien Moro : « Vulgarisateur et conseiller scientifique spécialisé dans l’intelligence animale. J’ai déjà publié deux bandes dessinées : Les paupières des poissons, qui a obtenu le prix Maya et Les cerveaux de la ferme, qui a obtenu l’Open Book Prize.
En parallèle, j’anime une chaîne YouTube intitulée Cervelle d’oiseau, j’interviens auprès d’organismes publics et privés et je donne régulièrement des conférences sur la vie et les comportements des animaux.
« Mon travail se concentre tout particulièrement sur les espèces mal-aimées, celles qui suscitent le plus de rejet ou d’indifférence. »
Je suis d’ailleurs devenu un peu incontournable sur la connaissance des poissons – au point d’apparaître dans la BD de Guillaume Meurice, Loumi, l’Odyssée du poisson pané. »
Mr Mondialisation : quelle est la particularité de votre prochaine BD, qui s’appellera Scélérats ?
Sébastien Moro : « C’est un travail destiné au grand public, mais les universitaires y trouveront aussi leur compte. J’essaie de produire une science rigoureuse, tout en cultivant l’émerveillement pour le monde animal.
Dans cette BD, j’ai choisi de retracer pas à pas la progression de la recherche scientifique : ce qu’on a découvert, ce qu’on a approfondi ensuite… jusqu’aux trouvailles plus anecdotiques.
La particularité de mon travail, c’est que je lis beaucoup trop d’études ! Pour ce projet, je suis parti de 1 109 publications. Je déconseille à tout le monde de faire ça, c’est complètement déraisonnable ! Sans mauvais jeu de mots, ça a vraiment dérapé. Ah, oui, les jeux de mots. Pour tout vous dire, j’ai dû freiner mon dessinateur là-dessus, sinon on n’en finissait plus. »
Mr Mondialisation : Qu’est-ce qui vous a amené à faire une BD sur le rat, probablement l’animal le plus détesté au monde, avec le moustique ?
Sébastien Moro : « La réponse est dans la question : si j’ai choisi de parler des rats, c’est justement parce qu’on les trouve généralement repoussants.
Je me suis demandé : « à quoi ressemble leur monde ?« . En fait, nous passons notre temps à chercher des formes d’intelligence extraterrestres, alors qu’on est déjà entourés de formes de vie fascinantes que l’on ne comprend pas.
J’ai aussi envie de venir en aide à ces animaux mal aimés. Ils sont d’un côté essentiels à la recherche scientifique.
« On teste énormément de choses sur eux. Et de l’autre côté, on oublie peut-être parfois de considérer que, eux aussi, ont une vie qu’ils voudraient vivre. »
On leur refuse le droit de vivre à l’air libre, le simple droit d’exister dehors. Les méthodes de “régulation” consistent la plupart du temps à la mise à mort, avec des souffrances qui durent plusieurs jours. Les rats ne peuvent pas vomir : ils ingèrent donc de petites doses de poison, qui les tuent lentement. Dans certains pays, on commence à tester des techniques contraceptives, mais c’est encore loin d’être la norme.
De l’autre, on les étudie rarement pour eux-mêmes, même si certains chercheurs leur portent un vrai respect. J’ai discuté, par exemple, avec une chercheuse britannique qui s’attache énormément à eux. Elle leur a aménagé des zones d’habitation bien plus adaptées à leur mode de vie que ce qui se fait habituellement, et elle refuse de les euthanasier. Mais elle représente plutôt une exception que la règle.
Dans la majorité des laboratoires, pour des raisons économiques et pratiques, les conditions de vie sont souvent bien moins bonnes, malgré quelques petits progrès. Les recherches en neurosciences notamment leur coûtent souvent la vie. L’évolution existe, mais elle est lente. »
Mr Mondialisation : Qu’avez-vous cherché à faire à travers une BD sur les rats ?
Sébastien Moro : « Mon objectif, c’était de rassembler tout ce qu’on sait sur eux. Le rat est l’un des animaux les plus étudiés au monde, et pourtant, nos connaissances restent très fragmentées. Chaque équipe de recherche travaille sur un aspect bien précis — la mémoire, les émotions et la communication, le comportement social, la physiologie… — Mais personne ne prend vraiment le temps de faire la synthèse.
« Je voulais combler ce manque, offrir une vision d’ensemble : qui sont-ils, comment vivent-ils, quelles sont leurs fonctions cognitives, comment s’organisent leurs sociétés ? »
Les études de terrain, notamment, sont rarissimes. On commence à peine à en voir émerger, comme le projet Armageddon à Paris, ou un autre à Vancouver. Ces travaux sont essentiels, parce qu’on ne sait presque rien des rats sauvages : ceux des villes, des égouts, … vivent-ils différemment ? Ont-ils des comportements sociaux distincts ? On l’ignore encore.
Un des chapitres que je trouve le plus fascinant concerne la mémoire épisodique, c’est-à-dire la capacité à se souvenir d’événements vécus. C’est une question passionnante pour comprendre l’intelligence et la conscience animale même si, paradoxalement, elle sert surtout à étudier les maladies humaines comme Alzheimer. Les rats, sur ce plan, sont bluffants. Ils se souviennent de ce qu’ils ont fait, où, et quand. C’est un signe d’une vie mentale riche, d’une subjectivité, d’un monde intérieur. Ce sont des individus à part entière, pas juste des modèles de laboratoire. »
Mr Mondialisation : S’ils vivent si près de l’humain, est-ce parce qu’ils ont des aptitudes proches des nôtres ?
Sébastien Moro : « Oui, absolument. Les rats forment des sociétés d’une complexité incroyable. Ce sont des animaux profondément coopératifs, capables d’empathie, d’altruisme et même d’un certain sens du partage équitable.
Ils s’entraident en permanence. Par exemple, si un rat a faim, un autre lui cèdera facilement une partie de sa nourriture. Ils pratiquent aussi des échanges de services, parfois dans des devises différentes : un peu de toilettage contre un morceau à manger, ou l’inverse. Et ils sont tout à fait conscients que ces échanges n’ont pas la même valeur !
On a également observé une forme de hiérarchie spatiale : dans une colonie, il existe de véritables “quartiers riches” et “quartiers pauvres”. Les groupes les plus jeunes ou instables occupent souvent les zones périphériques, tandis que les individus dominants se réservent les endroits plus sûrs et plus confortables. En fait, le rang social des individus qui habitent un terrier influence profondément la qualité et la structure du terrier, mais l’inverse est vraie aussi ! Un système de terrier bien conçu permet de favoriser une structure sociale plus stable.
Leur capacité d’apprentissage est tout aussi fascinante. Je pense notamment à une expérience célèbre, Rat Driving Car, où des chercheurs ont appris à des rats à conduire de petites voitures pour obtenir une récompense. Ce n’est pas qu’une prouesse de dressage : c’est la preuve de leur capacité d’apprentissage et d’adaptation. Et en plus, ils adorent vraiment ça et le font d’eux-mêmes dès qu’ils ont appris à conduire.
Leurs vocalisations sont aussi passionnantes. Les rats émettent des sons ultrasoniques que nous n’entendons pas, mais qui sont très expressifs. On a découvert que certains de ces sons correspondent à un véritable rire, différents qu’ils soient enfants ou adultes. Et, fait incroyable, ce rire est contagieux, un peu comme le nôtre.
Ils ressentent aussi du regret, ou encore une aversion pour l’iniquité, surtout chez les individus dominants. Et ils sont capables de comportements étonnants : Si un rat voit un congénère enfermé dans une boîte et un morceau de chocolat dans une autre boîte à côté, il va libérer le prisonnier et partager le chocolat avec lui !
« Les rats sont aussi utilisés comme modèles pour étudier la dépression. Mais cela soulève évidemment des questions éthiques : on fait naître des animaux sensibles, conscients, pour les rendre dépressifs volontairement… »
À un moment donné, il faut qu’on se demande jusqu’où on veut aller avec ça. »
Mr Mondialisation : Quel est votre objectif en partageant toutes ces connaissances ?
Sébastien Moro : « Mon but, c’est de rendre la connaissance scientifique accessible et fiable, que ce soit pour les universitaires, les associations, les institutions ou le grand public. Je veux que ces informations soient à la fois crédibles, sourcées et compréhensibles.
« Parce qu’à partir du moment où on dispose de données solides, on peut mener un débat public plus juste, plus rationnel, et surtout plus respectueux des autres animaux. »
Je travaille avec des chercheurs, des étudiants, mais aussi des associations ou des collectivités locales qui ont besoin de comprendre comment vivent les animaux avec lesquels elles cohabitent. C’est important de reconnecter la science avec la société.
Alors oui, j’ai évidemment mes biais – j’ai une certaine affection naturelle pour les animaux, je ne m’en cache pas. La vérité, c’est que tout le monde en a. Mais j’essaie d’en avoir conscience, de les assumer tout en gardant une approche rigoureuse et honnête. Ce qui m’importe, c’est que la science puisse servir à élargir notre regard, à replacer les autres espèces dans une perspective éthique et sensible, sans dogmatisme. »
Mr Mondialisation : Quand la BD Scélérats va-t-elle sortir ?
Sébastien Moro : « Si tout se passe bien, la BD sortira à l’été 2026. Mais cela dépendra du succès de la campagne de financement participatif, qui se termine le 23 novembre. Pour être honnête, ce n’est pas gagné. La période est compliquée pour les campagnes de ce type. Même Guillaume Meurice, qui a pourtant partagé le projet, n’a pas réussi à mobiliser autant qu’on l’espérait.

C’est frustrant, car Scélérats est un projet ambitieux : à la fois scientifique, artistique et politique. Il y a derrière des mois de recherche, plus d’un millier d’études consultées, un vrai travail de fond pour offrir une vision nuancée et juste du rat — un animal qu’on méprise souvent, mais qu’on ne connaît pas.
J’espère que le public saura voir la valeur de ce travail collectif, et qu’il nous permettra de mener ce projet jusqu’au bout. »
Mr Mondialisation : Depuis vos premiers ouvrages, vous militez pour une vision post-spéciste du monde animal. Scélérats s’inscrit-il dans cette démarche politique ?
Sébastien Moro : « Ce que je défends à travers mes travaux, c’est l’idée qu’on cesse de considérer les animaux comme des outils ou des ressources pour nous, comme s’ils n’avaient de valeur qu’en fonction de l’usage qu’on en fait.
Je veux en finir avec ces catégories absurdes qu’on leur impose : “toi, tu es un animal de laboratoire, ton destin c’est d’être sacrifié pour la science ; toi, tu es un animal de ferme, donc ton rôle c’est d’être mangé ; toi, tu es un animal de compagnie, donc tu passeras ta vie enfermé dans un appartement”.
Ce que j’essaie de montrer, c’est que chaque animal est un individu à part entière, avec une personnalité, une histoire, une manière unique d’exister. Et surtout, j’essaie de le faire sans anthropomorphisme. Les autres animaux ne sont pas des humains, et c’est justement ce qui est fascinant.
« Leurs émotions, leurs façons de raisonner, leurs relations sociales ne sont pas les nôtres, mais elles sont tout aussi légitimes, tout aussi dignes d’intérêt. »
Mon engagement, c’est ça : changer notre regard, cesser de hiérarchiser les animaux, et reconnaître que la valeur d’un être ne dépend pas de sa ressemblance avec nous. Ils sont différents, et c’est justement ça qui est si enrichissant ! »
Mr Mondialisation : Pouvez-vous m’en dire plus sur votre BD les paupières des poissons ?
Sébastien Moro : « À la base, c’est l’illustratrice Fanny Vaucher qui est venue me proposer de faire un blog dessiné par ses soins sur les poissons suite à l’une de mes conférences. Rapidement, notre travail a rencontré du succès et la maison d’édition La Plage nous a contacté pour le publier sous forme de bande dessinée, qui est sortie en 2018 ! Le livre explore l’univers fascinant des poissons, un groupe pourtant immense — entre 33 000 et 35 000 espèces différentes — mais longtemps ignoré par la science.
Pendant des décennies, on n’avait presque aucune étude sur leur comportement ou leur cognition, d’abord pour des raisons techniques : il fallait pouvoir les observer, les enregistrer, les filmer sous l’eau, ce qui était très compliqué. Et puis il y a un biais très humain : on a longtemps cru que la taille du cerveau déterminait l’intelligence. Résultat, les poissons ont été exclus de la réflexion scientifique pendant des siècles. Ce n’est que depuis les années 2010-2020 que tout a explosé : les études se multiplient et révèlent des formes d’intelligence incroyablement variées.
Par exemple, certains poissons utilisent des outils, d’autres chassent en coopération avec des espèces totalement différentes — des mérous qui coordonnent leurs attaques avec des pieuvres ou des rougets, en choisissant leurs partenaires selon leur efficacité ! D’autres encore, comme le labre nettoyeur, réussissent le test du miroir – un test souvent utilisé dans l’étude de la conscience de soi. Dans une autre expérience comparative, les labres se sont même montrés plus efficaces que les chimpanzés pour résoudre la tâche !
On découvre aussi des choses surprenantes : Les poissons-chats ont des papilles gustatives sur la peau, ce qui leur permet de “goûter” à distance ; des poissons peuvent cartographier l’environnement avec l’électricité. C’est si fou les poissons électriques ; l’ancêtre commun du requin est plus éloigné du poisson rouge que le poisson rouge ne l’est… de l’être humain.
« Tout cela montre une chose : les poissons n’ont rien à envier aux mammifères. Leur intelligence est différente, mais tout aussi riche. »
C’est une science en plein essor, et j’en garde une petite frustration : j’aurais adoré faire un tome 2 ! »
Mr Mondialisation : Et les aquariums dans tout ça ?
Sébastien Moro : « C’est une question essentielle, et pourtant… on n’a presque aucune donnée à ce sujet. Aujourd’hui, dans la plupart des aquariums publics, on ne sait pas vraiment si les conditions de vie des poissons sont adaptées à leurs besoins. Les premières études sur le bien-être des poissons en captivité commencent tout juste à arriver.
J’ai récemment donné une conférence en Belgique sur les poissons, et un soigneur du parc zoologique Pairi Daiza est venu me voir pour me dire quelque chose de très révélateur : il m’a avoué qu’il ne s’était jamais posé la question de l’enrichissement des aquariums. C’est-à-dire : comment stimuler mentalement les poissons, leur offrir de la complexité, des défis, de la nouveauté. Depuis, ils ont commencé à s’y intéresser — et c’est encourageant.
Cela montre bien à quel point notre regard sur les poissons est encore neuf et incomplet. Pendant longtemps, on les a vus comme de simples éléments de décor, comme des “meubles vivants” derrière une vitre. Mais la science commence à nous dire autre chose : ce sont des êtres sensibles, dotés de comportements complexes, et ils méritent la même attention que les autres animaux qu’on a appris, plus tôt, à considérer. »
Mr Mondialisation : Et votre BD Les cerveaux de la ferme ?
Sébastien Moro : « Cette BD que j’ai réalisée avec Layla Benabid repose sur environ 450 travaux scientifiques consacrés aux poules, chèvres, moutons, cochons et vaches. On y découvre à quel point les animaux utilisés en élevage [justement parce qu’on ne veut pas les catégoriser comme “animaux d’élevage”] ont des capacités cognitives et sociales étonnantes.
Par exemple, les vaches ont une hiérarchie sociale complexe, qui rappelle celle des influenceur·euses humaines. Plus une vache est âgée et plus elle est respectée : on lui cède les meilleures couchettes, les meilleurs endroits pour manger. D’un autre côté, les vaches avec le plus de copines et les plus aventureuses sont souvent celles qui mènent le troupeau, c’est celle qu’on voit toujours en avant des autres.
Les moutons savent se soigner, en choisissant les plantes aux propriétés pharmacologiques les plus adaptées à leur état de santé… ou de malaise. Les poules communiquent de manière très sophistiquée, notamment pour prévenir de la présence de prédateurs. Les mères enseignent beaucoup à leurs poussins, et ces derniers peuvent même réaliser des opérations logico-mathématiques, comme des soustractions simples à 3-4 jours de vie.
Les chèvres sont incroyablement ingénieuses et indépendantes, un peu comme Chuck Norris version ferme ! Elles aiment résoudre des défis intellectuels, mais jamais de la manière que vous attendiez. Certaines raffolent même des jeux vidéo !
Avec cette BD, mon objectif était de changer notre regard sur ces animaux, souvent perçus comme “des ressources” ou “du bétail”. On découvre qu’ils ont des personnalités, des stratégies sociales et des compétences uniques, et qu’il faut les considérer pour ce qu’ils sont réellement, pas pour ce qu’on croit qu’ils devraient être. »
Mr Mondialisation : Peut-on encore parler d’« intelligence animale » sans retomber dans une hiérarchie avec l’humain au sommet ?
Sébastien Moro : « Le terme “intelligence” peut se définir de beaucoup de manières différentes, selon le milieu de recherche dans lequel on se trouve, philosophie, psychologie, etc.
Chaque animal se développe dans un contexte spécifique et acquiert des compétences adaptées à son milieu. Prenons un exemple avec des poissons comme les épinoches :
- Une population vivant dans un estuaire, où tout change constamment — marée, proies, prédateurs — développe une grande flexibilité d’apprentissage, mais une mémoire à long terme peu performante.
- Une population qui vit dans un environnement stable dans le temps, comme un lac, aura au contraire une mémoire exceptionnelle, car elle doit se souvenir de l’emplacement des caches ou des ressources sur plusieurs mois.

Même chose avec le casse-noix de Clark : elle peut cacher jusqu’à 30 000 graines dans 10 000 cachettes différentes, retrouvées des mois plus tard avec une précision redoutable : leur mémoire à long terme dépasse largement celle de l’humain dans ce domaine précis.
Cela montre que l’intelligence n’est pas une notion universelle ni hiérarchique. On ne peut pas classer les espèces de “plus intelligentes” à “moins intelligentes”. Chaque espèce, chaque individu, excelle dans certains domaines et est complètement nulle dans d’autres, nous y compris.
En réalité, vouloir établir une hiérarchie est absurde. Si tous les individus d’une espèce étaient des clones, la survie serait compromise au moindre problème. C’est justement la pluralité des façons de réfléchir qui permet l’apparition de comportements nouveaux, et donc aux membres d’une espèce de s’adapter et de survivre. Réussir une tâche selon nos critères humains ne rend personne supérieur. »
Mr Mondialisation : En quoi la vulgarisation peut-elle devenir une arme politique pour transformer notre regard sur le vivant ?
Sébastien Moro : « La vulgarisation scientifique est un outil important, pour plusieurs raisons. La première, c’est que nos décisions dépendent de nos connaissances. Si on ignore les résultats scientifiques, on agit au hasard, ou pire : on reproduit des erreurs.
Par exemple, on pensait jusqu’aux années 2000 que les poissons ne ressentaient pas la douleur. Cette croyance a longtemps justifié des pratiques d’élevage ou de pêche qui aujourd’hui sont de plus en plus considérées comme inacceptables.
« Il n’existe aucune loi qui encadre le bien-être des animaux d’aquaculture. Sans données fiables diffusées au grand public, il est impossible de changer la situation. »
Deuxième raison : l’empathie se développe avec la connaissance. Plus on comprend un être, plus on se soucie de lui. Mon travail consiste à transposer ces découvertes pour le grand public : montrer que ces animaux, même très différents de nous, ont des vies complexes, des émotions et une richesse mentale souvent inattendue. Par exemple, un rat n’est pas juste un nuisible : c’est un individu qui joue, coopère, souffre et ressent.
En vulgarisant ces informations, on peut changer les comportements, améliorer le bien-être animal et inciter à des décisions politiques ou sociales plus justes.
Le livre sur les rats poursuit exactement cet objectif : réveiller notre attention sur la manière dont nous les traitons, notamment dans les laboratoires ou dans nos villes, où les cages et les conditions de vie sont souvent inadaptées. »
Mr Mondialisation : À l’heure où la biodiversité s’effondre, que dit le sort des rats de notre rapport au monde sauvage et au partage du territoire ?
Sébastien Moro : « On pourrait poser la même question pour les humains : partout où l’homme s’installe, les rats s’installent aussi. Ces animaux sont incroyablement adaptés à nos modes de vie. Lorsque l’humain étend son territoire, les rats suivent. Et à chaque expansion humaine, la biodiversité locale s’effondre. Les rats peuvent alors poser problème, par exemple en mangeant les œufs des oiseaux locaux. Originaire de Chine du Nord et de Mongolie, le rat a été transporté par l’homme dans le monde entier. Dans les nouveaux environnements, il s’adapte rapidement et exploite les ressources disponibles, parfois au détriment d’autres espèces.
« On ne peut pas penser les rats sans penser l’humain. Si l’on souhaite réduire les dommages causés par ces rongeurs, il faudrait peut-être que les humains limitent eux-mêmes leur impact sur l’environnement. »
En milieu urbain, les problèmes liés aux rats ont souvent des racines politiques et sociales : ce sont dans les quartiers les plus pauvres qu’ils deviennent gênants. Ces problématiques sont donc liées à des décisions publiques et non aux rats eux-mêmes. Les rats sont un symptôme, pas une cause. Ne sachant comment réagir, comme à notre habitude, nous les tuons. »
Mr Mondialisation : Guillaume Meurice signe la préface. Vous partagez avec lui un goût pour la satire politique. Peut-on rire de tout, y compris du spécisme ?
Sébastien Moro : « Oui, et c’est même très important. L’humour est un outil de critique sociale puissant : il permet d’aborder des sujets sérieux de manière légère, moins frontale.
Guillaume Meurice dénonce des absurdités politiques avec un ton satirique. Cela ouvre la discussion et facilite la réflexion. L’humour permet aussi de mettre en lumière le spécisme, de montrer à quel point notre société sous-estime et méprise certains animaux, mais aussi les incohérences profondes entre nos idées et nos actes les concernant. Des auteurs comme Insolent Veggie réussissent également à traiter ces sujets avec humour. Il faut les deux : le sérieux et l’humour.
Le sérieux est indispensable pour appuyer nos arguments avec des données fiables. Par exemple, avec cette émission de France Culture. L’humour, lui, permet d’ouvrir les esprits, de faire réfléchir sans braquer, et même parfois de mettre en lumière des comportements humains absurdes vis-à-vis des animaux.
Dans le fond, rire de certaines injustices ou absurdités n’enlève rien à leur gravité ; au contraire, cela peut aider à changer le regard des gens, de manière subtile mais efficace. »
Mr Mondialisation : À qui s’adresse Scélérats : aux amoureux des animaux, aux sceptiques, ou à ceux qui n’y avaient jamais pensé ?
Sébastien Moro : « Scélérats s’adresse à absolument tout le monde. Il vise le grand public, y compris ceux qui ne se sont jamais intéressés aux rats, pour leur faire découvrir ces animaux et leur offrir une vision complète et nuancée.
Il s’adresse aussi à ceux qui aiment déjà les rats, afin d’approfondir leur connaissance et d’améliorer la relation qu’ils ont avec ces animaux. Même les municipalités ou les laboratoires peuvent en tirer profit : pour penser l’urbanisme autrement, mieux gérer la cohabitation avec les rats, ou offrir aux étudiants et chercheurs une vision d’ensemble solide sur ces animaux.
Le livre est conçu pour les adolescents et les adultes, mais surtout pour les passionnés et les curieux. Scélérats est donc à la fois un outil éducatif, scientifique et citoyen, capable de toucher un public très large et diversifié. »
Mr Mondialisation : Enfin, si les rats pouvaient parler, que nous diraient-ils selon vous ?
Sébastien Moro : « J’adore cette question, car elle met en évidence ce qui nous échappe. Et en fait, on ne peut pas vraiment y répondre. Si je disais : “Ils diraient ceci”, cela reviendrait à leur attribuer des pensées humaines. Or, les rats ne réfléchissent pas comme nous. S’ils pouvaient s’exprimer, ce serait quelque chose comme:
“Donnez-nous plus à manger, arrêtez de nous tuer.”
Certains aimeraient peut-être aussi un foyer sûr et un peu d’attention, des caresses ou des chatouilles, mais pas tous. Les rats communiquent déjà, mais pas avec des mots humains. Certes, ils distinguent les langues humaines et peuvent différencier le néerlandais du japonais, mais de là à construire des phrases comme nous, ça ne correspond pas à leurs propres échanges.
Ils nous “parlent” déjà à travers leurs comportements, leurs vocalisations et leurs interactions. La vraie question, c’est de savoir si nous sommes capables de les écouter et d’agir en conséquence, plutôt que de chercher à les faire parler comme des humains. »
Mr Mondialisation : Et les outils d’intelligence artificielle (IA) dans tout ça ?
Sébastien Moro : « Il ne faut pas trop idéaliser l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, l’IA ne peut pas encore analyser tout le contexte environnemental et social, tous les évènements qui se déroulent au moment où un animal produit un son. Les communications animales sont très différentes des nôtres et souvent extrêmement subtiles.
Même chez les animaux qui vocalisent, une simple variation d’intonation peut signifier autre chose. Nous pouvons en comprendre certaines, mais cela reste limité. Par notre biais humain nous interprétons surtout ce qui passe par le son, alors que beaucoup d’espèces utilisent d’autres modes de communication.
Par exemple, les poissons communiquent essentiellement par odeurs et échanges chimiques, et chez les rats, il existe même une “odeur de la coopération”, un signal chimique qui indique l’entraide entre individus. L’IA peut aider à traiter de grandes quantités de données, mais elle est encore loin de pouvoir comprendre réellement le langage et les interactions complexes des animaux. »
Pour retrouver le travail de Sébastien Moro sur les réseaux sociaux, c’est par ici. Sentez-vous libre de participer à sa campagne de financement participatif pour sa BD Scélérats.
– Maureen Damman
