L’intelligence artificielle, entre bulle financière et arme géopolitique
Partout dans le monde, des gouvernements font ruisseler des centaines de milliards pour développer une « intelligence artificielle (IA) souveraine » — un oxymore, tant cette technologie dépend des industries américaines. Dopée par les tensions internationales, la souveraineté est devenue une marchandise qui rivalise avec l’or, les cryptomonnaies ou les voitures de luxe.

Mehdi Ghadyanloo. – « Escape to Destiny » (Échapper au destin), 2016
© Mehdi Ghadyanloo – Almine Rech, Paris, Bruxelles, Londres, New York
En février dernier, le président français Emmanuel Macron annonçait une nouvelle étape de la « stratégie nationale pour l’intelligence artificielle » : un plan de 109 milliards d’euros d’investissements privés mêlant fonds souverains émiratis, fonds de pension canadiens, capital-investissement américain et grandes entreprises nationales — Iliad, Orange, Thales. Mais ces dernières fonctionnent toutes grâce aux processeurs graphiques (GPU) Blackwell de Nvidia, ce géant américain qui conçoit les semi-conducteurs les plus utilisés dans le secteur de l’IA et domine le classement mondial des capitalisations boursières. Le Royaume-Uni a surenchéri en septembre avec son Technology Prosperity Deal à 150 milliards de livres sterling (172 milliards d’euros), l’Allemagne s’est empressée de suivre le mouvement, et le scénario s’est répété du Proche-Orient à l’Asie du Sud-Est : des promesses mirifiques pour briser la dépendance aux technologies américaines en achetant des puces américaines aux conditions fixées par les Américains. « Souveraineté » : privilège de rédiger des chèques aux États-Unis dans sa propre monnaie.
Il est vrai que le président de Nvidia fait beaucoup pour entretenir ce délire collectif. Avec son éternel blouson de cuir qui lui donne l’allure d’un coach motivation pour concessionnaires Harley-Davidson, M. Jensen Huang dévide le même sermon sommet après sommet : « Soyez propriétaires des moyens de production de votre intelligence. » Face à lui, les ministres des finances hochent dévotement la tête avec le regard vitreux des emprunteurs qui renoncent à lire les termes du contrat en petits caractères. La voie du salut est implicite : achetez nos puces et échappez à la tyrannie d’OpenAI et de son produit-phare, ChatGPT.
Ce que le prophète omet de préciser du haut de sa chaire, c’est que Nvidia prévoit justement d’investir 100 milliards de dollars (86 milliards d’euros) dans le Léviathan que sa doctrine de la souveraineté (…)
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Evgeny Morozov
Directeur de The Syllabus, une plate-forme de sélection et de mise en valeur des connaissances. Son dernier livre publié en français, Les Santiago Boys (Divergences, Quimperlé, 2024), s’appuie sur le podcast éponyme.