De consultant urbain à cofondateur d’un écovillage en Bretagne, Jean-Christophe Anna a tout quitté pour bâtir un autre modèle de société. À travers L’Archipel du Vivant et son MOOC sur la biorégion, il propose une alternative radicale à la transition écologique : reconstruire le monde à partir du vivant.
Changer le monde à l’échelle planétaire ? Une illusion, selon Jean-Christophe Anna. Pour lui, la véritable révolution se joue localement, où les humains et non-humains réapprennent à cohabiter, voire à réhabiter. Entre utopie concrète et philosophie politique, il défend la biorégion comme réponse crédible à l’effondrement écologique et social en cours.

Mr Mondialisation : Pour commencer, pouvez-vous nous raconter votre parcours en quelques mots ?
Jean-Christophe Anna : « Je me définis comme un rebelle amoureux du vivant et un utopiste biorégionaliste. Avant, j’étais un maillon du système, tout en étant conscient que nous vivions dans une société complètement folle et profondément inégalitaire.
En 2017, j’ai opéré une bascule aussi profonde que radicale. J’ai d’abord adopté tous les petits gestes : bannir le plastique, privilégier le local, bio et de saison, renoncer à l’avion… Après avoir été végétarien pendant un an, je suis devenu végan et antispéciste à l’automne 2018.
Cela n’a pas été sans conséquence sur mes proches. Aujourd’hui, je passe chaque semaine d’un univers à l’autre. Je vis entre deux mondes que tout oppose : une semaine ancrée dans le vivant, où j’habite dans une tiny house sans eau ni électricité, au sein d’un écovillage que j’ai cofondé en centre Bretagne ; et une semaine à Strasbourg, métropole urbaine avec sa pollution, ses injonctions à la consommation et ses rondes de policiers, gendarmes et militaires, où j’ai la garde alternée de mon fils de 14 ans. D’un côté, le monde de demain en train d’émerger ; de l’autre, celui d’aujourd’hui, en cours d’effondrement. »
Mr Mondialisation : Qu’est-ce qui vous a amené à créer L’Archipel du Vivant ?
Jean-Christophe Anna : « L’Archipel du Vivant est l’aboutissement d’une intense réflexion de trois ans, ponctuée d’expériences diverses et variées et de belles rencontres.
Dès ma bascule, j’ai rapidement compris que nous nous trompions de combat : le climat n’est qu’un symptôme et un facteur aggravant de la catastrophe écologique. Mais c’est le vivant qui est exterminé par la quasi-totalité des activités humaines. Le climat ne disparaîtra pas, il se dérègle. Le vivant quant à lui est en danger de mort.
Il faut alors tout repenser pour instaurer un système politique véritablement démocratique fondé sur de petites unités locales (les communes) plutôt que sur l’État-nation et sa démocratie représentative qui ni représentative, ni démocratique.
Mr Mondialisation : Concrètement, que faites-vous à travers L’Archipel du Vivant ?
Jean-Christophe Anna : « L’Archipel du Vivant est une ONG dont la raison d’être est de créer une société au service du vivant en contribuant à l’émergence de biorégions.
Nous poursuivons deux missions. D’un côté, notre site internet vise à informer pour permettre une meilleure appréhension de la catastrophe écologique et la découverte du monde alternatif.
De l’autre, notre Mooc « Biorégion – Comment habiter autrement la Terre » qui est une formation en ligne de 7 semaines et notre aventure immersive « Biotopie – l’utopie biorégionale » de 5 jours en présentiel à l’école des Vivants, fondée par Alain Damasio, ont pour objectif d’impulser une dynamique biorégionale dans les territoires.

Une multitude de ces initiatives existent dans les ruralités, en marge du système dominant — écovillages, écolieux, recycleries, cafés associatifs, repair cafés, épiceries solidaires, monnaies locales, ZAD… Cependant, ces initiatives restent éparpillées, encore trop isolées les unes des autres.
Bien entendu, elles peuvent s’unir pour organiser une fête de village ou un événement culturel. Mais elles ne font pas système dans une perspective de résilience pour affronter l’effondrement et encore moins dans un objectif politique d’autonomie, d’autodétermination, d’affranchissement des institutions et de l’État-nation. Notre objectif est donc de mettre en lien ces initiatives, de les « archipéliser » pour les amener à s’organiser politiquement.
Éco-anarchiste, l’utopie biorégionale puise ses racines chez Élisée Reclus et Pierre Kropotkine. Elle a justement pour vocation finale de faire sécession avec l’État-nation. »
Mr Mondialisation : Quelles sont les origines du biorégionalisme ?
Jean-Christophe Anna : « La biorégion originelle est nord-américaine. Elle est née au milieu des années 1970. En France, ce concept est porté par quelques personnes et quelques organisations : Guillaume Faburel (Société écologique du post-urbain), Mathias Rollot, le collectif Hydromondes, et enfin Agnès Sinaï, Yves Cochet et Benoît Thévard (Institut Momentum). Nous ne sommes encore qu’une poignée à travailler dessus.
La première définition de la biorégion est l’œuvre d’Allen Van Newkirk en 1975, l’année de ma naissance. Nous avons donc, la biorégion et moi, fêté nos 50 ans cette année ! Ce mouvement a abouti à la rédaction d’un texte véritablement fondateur du biorégionalisme, coécrit par Peter Berg et Raymond Dasmann : Reinhabiting California publié en 1977.
Anticapitaliste, anti-étatique, anti-nationaliste et anti-raciste, le biorégionalisme entretient une très grande proximité avec d’autres courants écologistes : l’antispécisme et l’écologie décoloniale, le municipalisme libertaire et le décroissantisme, l’écologie profonde et l’écoféminisme. Comme le pense Doug Aberley, le biorégionalisme incarne une véritable démarche de résistance susceptible d’agréger l’ensemble des luttes écologiques, sociales et culturelles. »
Mr Mondialisation : Qu’est-ce que la biorégion ?
Jean-Christophe Anna : « Une biorégion, c’est une région de vie, un territoire caractérisé par le vivant qu’il héberge, par les formes de vie qui y habitent et son harmonie écosystémique, hydrographique, géographique, topographique et climatique. La biorégion s’affranchit donc des frontières artificielles, administratives humaines pour épouser les contours du vivant.
« La biorégion est aussi une utopie, un projet politique d’autodétermination : une manière de repenser comment les humains habitent et réhabitent un territoire en respectant le vivant. »
La biorégion se caractérise par la souveraineté et l’autonomie de la plus petite unité politique pour tout sujet qui relève de son périmètre. Seules les questions qui concernent toute la biorégion ou la confédération de biorégions, celles relatives par exemple à la santé, l’éducation ou la justice, sont traitées au niveau de chaque biorégion ou au niveau de la confédération.
Dans une logique de démocratie directe, chaque unité politique locale est systématiquement sondée avant la prise de toute décision. Plusieurs allers-retours entre l’assemblée globale et l’unité locale vont alors se succéder avant que la décision soit adoptée.
Au Chiapas zapatiste dont l’organisation politique est proche de la philosophie biorégionale, les mandats sont courts, impératifs, révocables, non reconductibles et non rétribués. Ils sont exercés par des personnes qui ne sont en aucun cas des professionnels de la politique. »

Mr Mondialisation : La biorégion ne peut-elle pas, malgré elle, recouvrir une dimension d’exclusion ?
Jean-Christophe Anna : « Contrairement à l’État-nation dont les frontières sont censées le mettre à l’abri de toute menace étrangère ou aux idées de repli sur soi véhiculées par l’extrême droite, la biorégion n’est pas un territoire fermé.
Elle n’a pas vocation à se protéger de l’extérieur, mais à accueillir l’altérité, notamment les personnes migrantes, et pas uniquement les réfugié·es climatiques, mais aussi les personnes qui quitteront les villes lorsque ces dernières seront devenues inhabitables. La biorégion constituera alors un espace refuge.
En outre, la biorégion a également pour ambition de créer une société libérée de tout rapport de pouvoir et de domination, aussi bien entre humains et non humains que dans les rapports inter-humains. »
Mr Mondialisation : Vous avez récemment lancé un MOOC, racontez-nous ?
Jean-Christophe Anna : « Après de nombreux échanges avec Guillaume Faburel – avec qui j’ai travaillé au sein de la Société écologique du post-urbain, nous avons, en 2022, co-organisé deux séminaires dédiés spécifiquement à la biorégion, avec plusieurs associations dont le Réseau RELIER, l’Institut Momentum, HALEM ou encore le Mouvement Colibris.
Il en est sorti l’appel « Concevoir une biorégion depuis son espace écologique de vie.«
Nous avons défini plusieurs repères adaptés à la configuration géographique européenne et à la descente énergétique et matérielle liée à l’effondrement de notre civilisation : un diamètre de 20 à 30 km (selon la topographie), 20 000 à 40 000 habitants, environ 4 300 m² par personne pour garantir l’autonomie (alimentation, chauffage, habitat). Tout le monde ne va pas nécessairement mettre les mains dans la terre pour la cultiver, mais cette surface individuelle est viable, à condition bien sûr que l’artificialisation cesse un jour.
Nous avons alors eu l’idée de concevoir un Mooc afin de toucher un maximum de monde avec une formule en ligne plus souple qu’une formation classique physique. La première session a débuté en janvier 2024 et nous venons d’achever la quatrième session. »
Mr Mondialisation : Comment se déroule le MOOC ?
Jean-Christophe Anna : « MOOC signifie Massive Open Oline Course, donc en français « une formation en ligne, ouverte à toutes et tous. » Avec ce MOOC, nous proposons une découverte théorique de l’utopie biorégionale.
Il s’articule autour de cinq grands enjeux : L’extermination du vivant, notre manière d’habiter la Terre (ville, métropole…), l’effondrement et les risques systémiques, les dominations et les oppressions systémiques et pour finir le déni démocratique. Chaque semaine, les participant·es explorent des modules et sous-modules multimédias, à savoir trois sous-modules par module, un défi à relever, et une rubrique « pour aller plus loin ».
S’appuyant sur du contenu théorique, notre Mooc Biorégion a également une forte dimension interactive avec des visios hebdomadaires et une communauté en ligne sur Mattermost. Les participant·es peuvent ainsi interagir directement. D’autant plus que toutes les personnes inscrites aux différentes sessions du Mooc sont localisées sur une carte GogoCarto. Plusieurs d’entre elles se sont déjà rencontrées sur leur territoire.
Le tout représente environ 20 heures d’autoformation pour la formule basique, et jusqu’à 40 heures pour la formule enrichie. Les contenus restent accessibles pendant plusieurs mois jusqu’à la session suivante. Les visios sont animées par des facilitatrices et des facilitateurs formé·es par Fertiles. Cette année, nous avons ajouté une approche émotionnelle en abordant chacun des cinq grands enjeux, avec des questions comme « Comment vivez-vous l’extermination du vivant ? »
Les retours sont très positifs : nous adaptons le contenu au fil des sessions. À ce jour, 340 à 350 personnes ont participé au MOOC. »
Mr Mondialisation : Combien coûte votre Mooc ?
Jean-Christophe Anna : « Il fonctionne sur le principe d’une participation libre et consciente. Lors de chaque session, nous comptons entre 60 et 80 personnes inscrites. Parmi elles, environ 25 à 40 personnes s’engagent vraiment dans le Mooc jusqu’au bout. Ce sont elles qui contribuent financièrement. »
Mr Mondialisation : Vous proposez également une aventure immersive. De quoi s’agit-il ?
Jean-Christophe Anna : « Afin de compléter cette première approche biorégionale théorique en ligne, nous invitons les participantes et participants à prolonger l’expérience dans une aventure immersive opérationnelle qui se déroule en présentiel sur 5 jours.
« La prochaine édition de cette aventure « Biotopie » aura lieu du 23 au 29 novembre en Centre-Bretagne, à Mellionnec. »
Ce sera une immersion complète, avec un escape game pour trouver des réponses concrètes aux immenses défis à relever, un jeu de l’entraide, proposé par notre partenaire Adaptation Radicale, simulant un effondrement, une réflexion collective sur les habitudes, les besoins, les atouts et faiblesses, les leviers et les freins, la co-construction d’une stratégie biorégionale, une cartographie créative du territoire biorégional, l’écriture d’un récit utopique et sa mise en scène théâtrale avec notre partenaire futurs proches, une reconnexion au vivant en forêt avec notre partenaire Identi’Terre, la découverte d’initiatives alternatives locales et des soirées conviviales et artistiques, notamment avec notre partenaire Frissons Sauvages. »
Mr Mondialisation : Quelle est votre ambition avec ces formations ?
Jean-Christophe Anna : « Notre ambition est de donner aux participantes et participants une boîte à outils afin d’impulser une dynamique biorégionale dans leurs territoires respectifs.
Dans l’idéal, il faudrait que plusieurs biorégions déclarent leur indépendance de manière simultanée ou rapprochée dans le temps au moment-même où l’effondrement atteindra son stade ultime. Ou du moins qu’elles déstabilisent l’État.
Car si une biorégion devait avoir des velléités sécessionnistes de manière trop isolée, elle serait immédiatement écrasée par les forces de l’ordre en subissant la folie répressive totalement décomplexée du gouvernement français. »
Mr Mondialisation : Et votre livre alors ?
Jean-Christophe Anna : « Après deux premiers livres pour y partager mon constat Le climat n’est pas le bon combat, et un autre Écrivons ensemble un nouveau récit pour sauver la vie, je travaille actuellement sur un récit utopique d’anticipation.
L’action principale de ce roman se déroule en 2047. L’ère biorégionale a succédé à l’ancienne ère, celle du système dominant actuel qui s’est effondré et des États-nations qui ont disparu. On y découvre les différentes facettes d’une confédération de trois biorégions, 12 ans après leur déclaration d’indépendance. C’est à nous désormais d’écrire un nouveau récit collectif, d’inventer nos propres règles pour nous mettre au service du vivant ! »
– Propos recueillis par Maureen Damman
