Sartre dresse son bilan, par Serge Halimi (Le Monde diplomatique, novembre 2025)


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La tonalité parfois élégiaque des textes de Jean-Paul Sartre faisant l’objet de cette réédition tient à ce que ceux-ci se situent entre Mai 68, « insurrection trahie, mais non vaincue », et la découverte par l’auteur de sa cécité (1) : « J’ai été et je ne suis plus. » Écrire, « unique but de [sa] vie », imposait que Sartre se relise et se corrige, « cinq, six fois ». Amputé de cette faculté un peu avant ses 70 ans, il perd en 1975 « quelque chose que beaucoup de jeunes gens aujourd’hui méprisent : le style, la manière littéraire d’exposer une idée ou une réalité. Cela demande nécessairement des corrections ».

Au nombre des « jeunes gens » indifférents au style, il comptait ses amis gauchistes d’alors. Eux auraient aimé qu’il écrive un roman au service de la révolution. Mais lui, avant même d’en être empêché, « n’en ressen[t] pas le besoin ». Il reste encore « tellement de choses à faire… ».

Et d’abord finir son Flaubert. L’auteur de Madame Bovary inspirait à Sartre « de l’antipathie ». Il consacra néanmoins près de vingt ans de sa vie, ponctués de nombreuses interruptions, à expliquer ce personnage « assommant » avec qui il n’aurait pas aimé dîner. Aidé par du Corydrane, des amphétamines, mais aussi des « méthodes psychanalytiques et marxistes ». Malgré ses trois volumes, l’œuvre resta inachevée.

Aurait-elle servi le peuple ? L’écrivain révolutionnaire admet la contradiction, en partie à l’origine du Mai 68 étudiant : des jeunes intellectuels de plus en plus nombreux ne veulent plus devenir cadres, « salariés par le capital ou des flics » pour « mieux tenir une boîte ». Mais ils refusent aussi d’instruire et de divertir le bourgeois en tant que professeurs, romanciers, philosophes. « C’est un problème dont je n’arrive pas à sortir », avoue Sartre dans l’un de ses échanges avec Simone de Beauvoir. Elle lui répond : « On ne va pas cesser d’écrire sous prétexte que, même si on écrit contre la bourgeoisie, la bourgeoisie nous récupère comme écrivain bourgeois. »

Ce dialogue démarre tambour battant par l’interpellation de la philosophe féministe à son compagnon : « Eh bien Sartre, je voudrais vous interroger sur la question des femmes. Comment se fait-il que vous ayez parlé de tous les opprimés : des travailleurs, des Noirs, des Juifs, et jamais des femmes ? » Elle concède néanmoins qu’il l’a « vivement encouragée » à écrire Le Deuxième Sexe, « alors que des gens comme Camus, par exemple, m’ont quasi jeté le livre à la figure ». La leçon est retenue. Sartre admet que la lutte des classes et la lutte des sexes sont les « deux grandes lignes de lutte pour les opprimés ». Et qu’elles ne se rejoignent pas toujours.

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Faisant le bilan de ses œuvres, Sartre se félicite de l’une d’elles, pour laquelle — au rythme de dix heures de travail et de vingt cachets de Corydrane par jour — il s’est esquinté la santé : « Il vaut mieux écrire la Critique de la raison dialectique, une chose qui est longue, serrée, importante pour soi, que d’être très bien portant. »

En 1973, Raymond Aron consacre une longue étude à récuser cette œuvre de Sartre parue treize ans plus tôt, et déjà un peu oubliée (2). Aron estime qu’en prenant le parti de la révolution son ancien ami et condisciple de l’École normale assimilait abusivement la libération humaine et le rôle de la violence dans l’histoire. « Par choix existentiel », Aron avait, lui, « toujours préféré les réformes à la Révolution ». Sartre décida de ne pas lui répondre : « Non, pour quoi faire ? »



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