En Afrique-Équatoriale française…, par Ali Chibani (Le Monde diplomatique, novembre 2025)


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René Maran (1887-1960) n’est plus guère connu. Jadis, en 1921, cet écrivain guyanais avait fait sensation, en remportant le prix Goncourt pour Batouala, dont la préface fut également retentissante. Depuis, des dix ouvrages de fiction qu’il fit paraître de son vivant, aucun n’a été réédité, à l’exception de son « Goncourt ». René Maran peut à nouveau trouver des lecteurs, grâce notamment au récent Groupe René Maran : le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) publient un recueil qui rassemble six ouvrages publiés entre 1921 et 1953, ainsi que des inédits ou des textes parus seulement en revue, formant ce qui est ici appelé le « cycle africain (1) » : cette imposante « édition critique à orientation génétique » participe à l’établissement d’une histoire de ses œuvres, et élucide bien souvent la « chronologie de composition » des romans, contes et nouvelles réunis, dont l’intrigue se situe en Afrique-Équatoriale française où il travailla plusieurs années comme administrateur colonial.

Il ne s’agit pas là seulement de faire revivre des titres éclipsés par le succès de Batouala, mais aussi de permettre pleinement l’appréciation de l’œuvre. On peut ainsi découvrir l’obsession quasi balzacienne qu’a Maran pour la justesse de sa langue. Textes et avant-textes révèlent son souci d’« améliorer, toujours améliorer, son enveloppe stylistique », notamment en renonçant aux constructions hachées, saccadées, en faveur d’une phrase légère, teintée d’ironie. Ainsi de ce passage de l’avant-texte de Batouala : « Voilà qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer », réécrit en « Voilà qui dépasse l’entendement », et qui devient dans la version publiée : « Voilà, N’Gakoura, qui tourneboulait l’entendement. » Le Cycle africain a pour particularité de rendre sensibles les violences réelles et symboliques de la colonisation française en Afrique. Les ancêtres perdent leur prestige, la descendance exploitée s’abîme corps et âme, quand l’ébranlement culturel est à son paroxysme, tant l’appauvrissement matériel des colonisés s’accompagne de leur appauvrissement culturel. « Nos danses et nos chants troublent leur sommeil, déclare Batouala, dont le père meurt d’une surconsommation de Pernod. Et nos danses sont innombrables. (…) Mieux est de dire que nous les dansions toutes. Car, pour ce qui est des jours que nous vivons, on ne les tolère plus que rarement. » Maran entreprend, comme d’autres précurseurs francophones (Jean Amrouche, Stefano Kaoze, Jean-Joseph Rabearivelo…), de répondre à la littérature coloniale, particulièrement ethnologique, en valorisant ce qui, des cultures colonisées, a été l’objet d’une dévalorisation pseudo-scientifique et littéraire.

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Les contes et nouvelles s’inscrivent dans cette dynamique. Ils mettent en scène des animaux de la brousse africaine qui rejouent les rapports de domination coloniale. Ainsi, Youmba la mangouste méprise les crapauds, qui sont, à ses yeux, d’une espèce inférieure, car dépourvus d’esprit de conquête. Elle dénonce leur rapport au travail en réemployant les arguments racistes du capitalisme impérial : « Les sales bêtes, que ces crapauds ! (…) Faire leur repas des mouches, des fourmis et des bestioles qui passent à portée de leur langue bifide ou dormir, pendant des lunes, sous la même pierre — je crois qu’il n’y a que ça qui les intéresse. Ça, leurs chants et la pluie. » Youmba, qui a « failli renoncer à la brousse et ses dures lois, à force de vivre à l’ombre de l’homme », va s’étonner qu’on n’aboutisse « à l’assimilation totale que dans la mesure où elle sacrifie aux sévères beautés de l’extermination ».

Publié après la correspondance (2) de René Maran, Le Cycle africain devrait être complété par un second volet intitulé Matière de France.



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