Récemment, nous avons publié une vidéo artistique sur nos réseaux sociaux, un hommage, parmi tant d’autres, au geste d’Ahou Daryaei. Cette étudiante iranienne de 30 ans s’est en effet montrée en sous-vêtements dans l’espace public pour protester contre « l’application abusive du port obligatoire du voile ». Mais l’angle de ce type d’illustrations a fini par nous questionner en interne… Pourquoi ? L’une de nos rédactrices vous partage son malaise. Édito.
En effet, le 6 novembre, nous avons relayé une vidéo qui a fait le tour des réseaux sociaux. Elle représentait la jeune étudiante iranienne en sous-vêtements, marchant au milieu d’une foule de femmes voilées. Cette dernière nous a paru dans un premier temps inoffensive et bienveillante, un soutien parmi d’autres à l’acte politique courageux de la jeune femme iranienne dans un contexte oppressif envers les femmes.
Toutefois, l’art est aussi le fruit subjectif de nos biais, un support d’interprétations non-neutre, source de débats précieux qu’il ne faut pas négliger. Sur la base de cet esprit critique essentiel, voici l’éclairage de notre rédactrice Elena Meilune sur ce type de représentations qui semblent opposer deux types de femmes tout en occultant les fondements du système répressif en place et la responsabilité des hommes dans cette situation.
« J’ai ressenti un profond malaise en découvrant certaines illustrations d’Ahou Daryaei »
J’ai ressenti un profond malaise en découvrant certaines illustrations d’Ahou Daryaei, réalisées par des artistes et partagées en ligne. On y voit souvent Ahou représentée comme une figure imposante au centre d’une foule de femmes voilées, leurs regards exprimant la stupeur, la sidération, voire un jugement ou une condamnation.
Bien que l’intention des artistes soit louable, certaines de ces images peuvent être, selon moi, contre-productives dans le cadre de la lutte pour les droits des femmes. L’art, dans toute sa subjectivité, a le pouvoir de transmettre des messages d’une profonde résonance. Évidemment, le but n’est aucunement de le censurer, mais plutôt de suggérer que l’on prête davantage attention aux symboles qu’il véhicule, car ses représentations influencent notre perception des réalités complexes qu’il dépeint.
Commençons par rappeler le contexte : la semaine dernière, Ahou Daryaei, doctorante iranienne en littérature française à l’université Azad de Téhéran, a été harcelée par les miliciens des gardiens de la révolution pour « port incorrect » du hijab et l’un d’entre eux a déchiré son vêtement. En signe de protestation, elle s’est dévêtue et a transformé son corps en une manifestation vivante, marchant en sous-vêtements devant l’université, sous les regards passifs et parfois sidérés des femmes et des hommes présents.
Elle a rapidement été arrêtée puis transférée de force dans un hôpital psychiatrique (selon le Centre pour les droits humains en Iran), une procédure couramment employée par le régime iranien pour discréditer les opposantes. De fait, elle a probablement déjà subi et risque de subir davantage de violences abjectes.
Par ce geste extrêmement courageux, Ahou Daryaei est aussitôt devenue une des figures symboliques de la lutte pour les droits des femmes en Iran, deux ans après la mort de Mahsa Amini, elle aussi arrêtée, puis violemment battue par la police des mœurs pour « port de vêtements inappropriés ».
Cet événement avait à l’époque déclenché un soulèvement sans précédent en Iran, porté par le slogan « Femme, Vie, Liberté », réclamant non seulement l’égalité des sexes, mais aussi un changement de régime. Ces manifestations ont été marquantes par leur radicalité et leur persistance, durant près d’un an malgré une répression intense, ayant causé la mort de centaines de manifestant.e.s et l’arrestation de milliers d’autres.
Une vision occidentale biaisée et déshumanisante des femmes iraniennes ?
Revenons maintenant aux illustrations qui circulent actuellement. Nombre d’entre elles semblent créer, à mes yeux, une dichotomie entre Ahou Daryaei et les autres femmes, tandis que les hommes, pourtant présents lors des événements, sont globalement absents des représentations. Ces œuvres montrent une passivité et une soumission massive des femmes iraniennes, alors qu’en réalité, la résistance contre le régime autoritaire continue depuis des années, avec un grand nombre de femmes engagées dans cette lutte.
Ces images pourraient suggérer à tort que le problème vient des femmes qui portent le voile et qu’elles en seraient responsables ou complices parce qu’elles ne se révoltent pas, ce qui constitue une simplification excessive, injuste, voire fausse, étant donné que le mouvement pour la liberté se poursuit activement en Iran. Ces illustrations pourraient ainsi encourager des stéréotypes erronés mais bien ancrés, tout en rejetant la culpabilité sur les victimes (mécanisme omniprésent au sein des structures patriarcales).
Certes, les femmes présentes lors de l’arrestation d’Ahou Daryaei n’ont pas réagi. Mais il est légitime de penser que la peur de se faire arrêter, tabasser, violer, voire tuer, a pesé dans leur absence de réaction, le tout alors que les précédentes révoltes ont été étouffées dans une extrême violence. Par ailleurs, aucun homme n’a non plus tenté de s’interposer, et pourtant cette inaction masculine n’est pas représentée dans les illustrations. Ni l’oppression exercée par les tyrans du régime.
Au lieu de cela, c’est la passivité des femmes qui est mise en avant, opposée au courage d’Ahou Daryaei, leur responsabilité semblant réduite au port ou non du voile. Au-delà du simplisme de cette vision, on peut être certain qu’en France et ailleurs en Europe, l’extrême droite va s’emparer de ces images, les sortant de leur contexte iranien pour alimenter la persécution des femmes voilées en Occident, question par ailleurs différente en bien des points de celle des iraniennes. Pourtant, la vraie liberté consisterait à laisser les femmes choisir librement de porter ou non un vêtement, sans contrainte ni interdiction d’aucune part.
Je trouve que ce type de représentation offre une vision biaisée de la situation, réduisant les femmes iraniennes voilées à des figures désincarnées, passives et opprimées, comme si leur identité se limitait à ce voile qu’elles portent. Cela ne fait qu’alimenter un regard déshumanisant et paternaliste souvent adopté dans les représentations occidentales des femmes du Moyen-Orient.
Dans un monde où l’on cherche à saisir la diversité des vécus féminins, cette vision binaire – entre femmes voilées oppressées et femmes dévoilées « libérées » – ne reflète ni la complexité des choix individuels ni la diversité des expériences des femmes iraniennes. Ces illustrations finissent par nier les luttes et les aspirations réelles des femmes iraniennes en imposant une grille de lecture réductrice, à travers laquelle elles deviennent des symboles d’oppression sans voix, des figures que l’on plaint sans jamais écouter.
De fait, s’opposer au port obligatoire du voile pour les femmes iraniennes d’une part ne doit pas servir de prétexte binaire à les blâmer, voire les diaboliser, si elles le portent, ni à leur imposer de se dévoiler par la contrainte, mais plutôt d’occasion de remettre au centre des décisions leur parole et leurs sensibilités multiples.
Un contexte de peur omniprésent
Il est vrai que la vidéo d’origine d’Ahou Daryaei montre une scène troublante. Elle donne effectivement une impression de solitude et d’isolement d’Ahou.
Dans ce contexte, il est important toutefois de rappeler que les personnes présentes ce jour-là vivent dans un cadre répressif extrême qui peut expliquer la prudence de celles et ceux qui l’ont vue, qui ne se sont pas approché.e.s, par peur des conséquences. Dans une telle situation, même si on fait face à un acte très courageux, l’effroi peut paralyser. Ce n’est donc pas tant la marque d’un manque d’empathie ou de solidarité que l’indice d’un réflexe de survie plus ou moins conscient sous un régime où les actes de rébellion sont sévèrement punis (par des arrestations, des violences physiques, sexuelles, voire la mort).
Dans de telles situations, il est courant que le soutien se manifeste de manière plus discrète et non immédiate, par des mots ou des gestes en privé ou par des actions plus petites et individuelles, pour éviter d’attirer l’attention.
De notre point de vue occidental, il peut en effet être plus facile d’admirer le courage d’Ahou Daryaei, car nous ne vivons pas dans cette peur quotidienne. Mais cela ne diminue en rien le combat des femmes qui luttent pour leurs droits dans des environnements où le simple fait d’exprimer leur mécontentement peut mettre leur vie en danger.
Ce genre de situation montre précisément pourquoi il est important de rester vigilant.e.s quant aux interprétations occidentales des actes de résistance dans des contextes culturels et politiques très différents des nôtres. Plutôt que de chercher une réaction unanime d’une seule admiration, il peut être pertinent d’analyser également ce qui provoque ce silence et cette distance : la peur, les répressions passées, et le climat d’oppression qui pèse sur chaque femme en Iran.
La bravoure d’Ahou Daryaei reste indéniable et admirable en tout point, mais elle n’annule pas les réactions humaines et compréhensibles des autres femmes, et elle ne doit pas non plus servir à juger ou culpabiliser celles qui, elles, ont encore peur de s’exprimer ou de résister ouvertement.
L’héroïsation qui isole et hiérarchise
L’héroïsation est un phénomène très prégnant à travers l’histoire, en partie en raison de la manière dont nos sociétés valorisent l’individualisme et les récits de réussite personnelle. Depuis des siècles, nos cultures sont marquées par des récits particulièrement héroïsés, qu’il s’agisse de personnages historiques, de figures politiques ou même de célébrités et d’entrepreneurs pour notre époque.
Ce besoin de désigner des « héros » vient du désir de donner un visage symbolique aux luttes ou aux idées, mais il peut aussi simplifier des réalités complexes en les concentrant sur des individus plutôt que sur des mouvements collectifs. Cette tendance à l’héroïsation est aujourd’hui renforcée par les réseaux sociaux, où des images frappantes ou des actions spectaculaires d’individus peuvent captiver l’attention d’un large public et devenir virales, parfois à la limite du culte de la personnalité.
Pourtant, présenter des individus comme des icônes de mouvements bien plus vastes peut parfois réduire ces luttes aux actes de quelques figures et conduire à ignorer l’effort collectif qui les soutient. L’héroïsation d’une figure comme Ahou Daryaei, bien qu’inspirante par son incroyable bravoure, peut également conduire à la création d’une hiérarchie implicite qui oppose d’emblée son courage à la prétendue passivité des autres.
Cette approche fait abstraction des dynamiques de peur, de répression, et des multiples formes de résistance qui existent à d’autres échelles moins spectaculaires. Or, une lutte collective comme celle des femmes iraniennes se nourrit de multiples actes, de gestes de solidarité discrets, d’une résilience quotidienne.
« En plaçant Ahou sur un piédestal, bien qu’honorer son geste reste légitime, certaines illustrations peuvent donner l’impression que seule une poignée de femmes exceptionnelles s’opposent au régime, occultant ainsi l’engagement et les sacrifices de milliers d’autres qui luttent aussi à leur manière, parfois même en silence. »
En plaçant Ahou sur un piédestal, certaines illustrations peuvent donner l’impression que seule une poignée de femmes exceptionnelles s’opposent au régime, occultant ainsi l’engagement et les sacrifices de milliers d’autres qui luttent aussi à leur manière, parfois même en silence.
Ainsi, une représentation plus nuancée permettrait de rendre hommage à toutes ces femmes et de souligner l’ampleur d’un mouvement de résistance qui appartient à tout un peuple et ne se limite pas à des figures héroïques seules. Elles ne sont pas seules.
La pression sur les femmes et la déresponsabilisation des hommes
Il est également important de souligner que certaines femmes peuvent, par intériorisation des valeurs patriarcales ou par peur, jouer un rôle de soutien auprès d’un système oppressif. Cela ne signifie pas qu’elles sont elles-mêmes la source de cette oppression, mais qu’elles subissent des pressions profondes qui les conditionnent à agir dans le sens de leur propre oppression, parfois en participant directement aux structures de pouvoir.
Ce système impose des valeurs et des normes si profondément ancrées qu’elles finissent par se transmettre et se perpétuer, même involontairement, à travers les comportements de celles et ceux qui en sont pourtant les victimes.
Cependant, pointer du doigt uniquement ces femmes, sans évoquer l’origine de ces comportements – les structures patriarcales et autoritaires héritées et en place, les pressions familiales, sociales, et souvent économiques – risque de renforcer un discours culpabilisant à leur encontre, plutôt que de se concentrer sur les racines de l’oppression et leur déconstruction.
Dans les illustrations d’Ahou Daryaei, ces choix artistiques peuvent renvoyer une image de passivité généralisée qui pourrait être mal interprétée, voire utilisée pour alimenter des stéréotypes et des discours de stigmatisation, en Occident comme ailleurs. Ce qui est essentiel, c’est de s’assurer que ces représentations montrent que l’oppression n’est pas une question de « bonne » ou de « mauvaise » attitude des femmes, mais bien d’un système qui impose ses valeurs par la force, la peur, et la manipulation.
On pourrait croire que seules les femmes ont la responsabilité de se soulever pour mettre fin à cette situation et qu’il n’y a rien à attendre des hommes, ce qui est, selon moi, encore une fois, une idée erronée. Cela met une pression démesurée sur les femmes et déresponsabilise la moitié de la population.
La responsabilité de cette situation incombe en premier lieu aux institutions répressives, et non aux personnes qui subissent cette violence. Dire simplement que les opprimé.e.s devraient se révolter s’ils/elles ne veulent plus être opprimé.e.s est une vision simpliste et dangereuse qui nie les rouages de l’aliénation et du conditionnement. En réalité, l’immense majorité de la population iranienne est opposée au régime en place, femmes et hommes confondu.e.s. Et si le soulèvement massif de 2022 a été violemment réprimé, des actions de résistance continuent d’avoir lieu pour lutter contre ce régime à chaque instant, y compris en dehors des moments forts qui surgissent.
– Elena Meilune