Commençons par le commencement, comme le voulait Descartes, en posant les définitions pour ne pas nous égarer dans le brouillard sémantique que nos élites affectionnent tant.
Le mot « polémique » vient du grec polemikos, qui signifie « relatif à la guerre ». En français courant, une polémique désigne une controverse vive, souvent passionnée, où deux camps s’affrontent sur des interprétations divergentes d’un même fait. Elle implique donc un débat, une ambiguïté possible, une zone grise où l’on peut légitimement discuter du sens, de l’intention, du contexte. Une polémique, c’est ce qui surgit quand les mots sont flous, maladroits ou sujets à caution. Ce n’est pas ce qui surgit quand les mots sont limpides, brutaux, et qu’ils frappent l’auditeur en pleine face comme une gifle.
Or, quand le général Fabien Mandon, chef d’état-major des armées, déclare devant le salon des maires qu’il faut restaurer la « force d’âme » des Français pour être prêts à « accepter de perdre nos enfants » dans une guerre à venir, il n’y a aucune ambiguïté. Aucun flou artistique. Aucune zone d’ombre où l’interprétation pourrait danser. Les mots veulent dire exactement ce qu’ils disent : préparez-vous à sacrifier vos fils et vos filles. Point. Ce n’est pas une maladresse rhétorique, c’est une mise en garde crue, militaire, presque clausewitzienne dans sa franchise.
Ce n’est pas une « polémique ». C’est un scandale. Un choc. Une déclaration politique lourde de conséquences qui mérite indignation, débat de fond, voire sanction démocratique ou démission de l’intéressé – mais pas la réduction infantilisante à une simple « polémique ».
Ce qui aurait été approprié ? Des mots honnêtes : « maladresse », « erreur de communication », « propos inopportuns », ou plus courageusement encore : « dérapage irresponsable ». Ou, soyons fous, une simple reconnaissance : « Ces mots sont graves et reflètent une vision que nous assumons. » Mais non. Catherine Vautrin, dépêchée en urgence sur les plateaux comme un pompier de service, choisit « polémique » parce que ce mot est une arme de neutralisation massive. Il transforme une claque en petite querelle de salon. Il suggère que ceux qui s’indignent exagèrent, politisent, instrumentalisent. Bref, il inverse la charge : ce ne sont plus les mots du général qui posent problème, ce sont ceux qui les entendent tels qu’ils sont prononcés.
« Perdre nos enfants »: « Il n’y a pas de place pour la polémique », assure Catherine Vautrin après les propos du chef d’état-major des Armées pic.twitter.com/6NvAn7zHvq
— BFMTV (@BFMTV) November 20, 2025
On comprend la mécanique. Le général Mandon, ancien chef d’état-major particulier d’Emmanuel Macron, reste un proche du président. Le désavouer ouvertement serait admettre que le sommet de l’État a validé, en sous-main, un discours va-t-en-guerre devant des maires médusés. Alors on envoie la ministre des Armées – assurance tous risques du macronisme – pour éteindre l’incendie sans mouiller le costume du chef. Elle parle de « propos sortis de leur contexte » (comme si le contexte changeait le sens des mots « perdre nos enfants »), de « langage militaire » (comme si les militaires avaient licence de terroriser la population civile), et surtout, elle répète en boucle : « Il n’y a pas de place pour la polémique. » Même si cela parait une habitude de lancer les polémiques ! ‘Et cela semble une habitude pour Catherine Vautrin. Alors ministre du Travail, de la Santé, et des Solidarités, elle s’était faite huer au congrès de la Société française des soins palliatifs en déclarant : «… je sais que si le diable avait un visage, peut-être serait-ce le mien », alors qu’elle s’exprimait la justification de l’aide à mourir.)
Philosophiquement, c’est fascinant. Nous assistons à ce que Orwell appelait la novlangue : un mot est brandi non pour décrire la réalité, mais pour la dissoudre. « Polémique » devient l’équivalent moderne de « circulez, il n’y a rien à voir ». Il nie la capacité du peuple à comprendre ce qu’il entend. Il postule que les Français sont soit trop bêtes pour saisir la portée littérale d’une phrase, soit trop manipulés par les réseaux sociaux pour en saisir la « vraie » profondeur.
Dans les deux cas, c’est une insulte. Une insulte aristocratique, presque platonicienne : les gardiens de la Cité savent, le peuple doit se taire et obéir.
Le général s’est trompé d’audience, c’est évident. Devant des soldats, ces mots auraient pu passer pour une mise en garde virile. Devant des maires, élus de proximité qui enterrent les morts et consolent les familles, c’est une bombe. Il a cru parler à des stratèges ; il a parlé à des parents. Et dans quelle optique ? Celle d’une guerre que personne n’a votée, que personne n’a débattue au Parlement, que l’on nous présente comme inéluctable parce que Moscou « se prépare d’ici 2030 ». Mais où sont les preuves, hormis dans les élucubrations des cerveaux qui paraissent de plus en plus dérangés, non pas par la réalité et la vérité, mais par la perte du pouvoir. Ce serait une guerre par procuration en Ukraine qui pourrait devenir directe, non par nécessité vitale, mais par alignement atlantiste et par hubris présidentiel.
Alors oui, les politiques nous prennent pour des idiots. Ou pire : pour des enfants qu’on endort avec des mots doux pendant qu’on prépare les cercueils.
Alors dire « polémique » au lieu de « scandale », c’est refuser le débat démocratique sur la guerre et la paix. C’est traiter le langage comme un rideau de fumée et utiliser des mots extincteurs alors qu’ils mettent le feu à des forêts. C’est, en un mot, mépriser la souveraineté du peuple sur le sens des mots – et donc sur son destin.
Il est temps de rendre aux mots leur sens et leur tranchant. Et aux citoyens leur dignité.