« De déchet à ressource » : l’illusion de l’économie circulaire


Présentée comme une réponse à la crise écologique, l’économie circulaire transforme le déchet, symbole de gaspillage, en ressource à valoriser. Mais derrière cette évolution sémantique se cache une illusion : moraliser le tri et confier la charge aux consommateur·ices risque surtout d’occulter la responsabilité des industriels et l’explosion continue de la production.

Depuis plusieurs années, l’économie circulaire a le vent en poupe. Et pour cause, la valorisation des déchets promet des bénéfices majeurs pour l’ensemble de la société. Elle permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre, de limiter la pollution de l’air, de l’eau et des sols, et de créer de nouvelles filières industrielles et des emplois locaux. D’après la fondation Ellen MacArthur, l’adoption d’un modèle circulaire pourrait même diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050.

Chaque européen·ne produit 5 tonnes de déchets en une seule année. Une partie significative est encore exportée à l’étranger. – Source image : Pixabay

Mais en se focalisant sur le recyclage, l’économie circulaire entretient l’illusion d’une surconsommation soutenable. Un prétexte tout trouvé aux campagnes de communication verte des industriels, qui apposent volontiers des pictogrammes rassurants sur leurs produits. De quoi donner bonne conscience aux consommateur·ices, tout en faisant peser sur leurs épaules la responsabilité de la transition.

Les campagnes de sensibilisation insistent en effet sur les actions concrètes que chaque citoyen·nes peut entreprendre pour contribuer au changement. Dans ce contexte, un autre levier de transformation pourrait bien avoir une importance sous-estimée : le langage. Ce sont en effet dans nos discours que commence la disparition du déchet. 

Transformer les gestes… et les mots

Camille Dormoy y a consacré sa thèse de doctorat : « Par-delà la technique : une ethnographie du « problème déchet » au prisme d’une collectivité territoriale ». Sociologue à l’Université de Picardie Jules Verne, elle a suivi des ménages engagés dans le « défi famille zéro déchet, zéro gaspillage » piloté par l’ADEME.

Début 2018, une quarantaine de foyers volontaires ont participé à l’opération pendant six mois. L’objectif : repenser leur consommation pour réduire de 25% leurs déchets. Un engagement largement tenu pour certain·es, qui ont indiqué avoir divisé leur consommation par deux.

Au-delà des changements concrets, Camille Dormoy a mis en lumière une autre forme de transformation : celle, plus subtile, du langage. Les familles changeaient non seulement leurs habitudes, mais également leurs façons d’en parler. Un lexique différent s’installe, plus positif. Les poubelles deviennent des bacs de tri, des composteurs, des écopoints ou des stations de valorisation. Au lieu de jeter, on trie. Un acte non plus de rejet, mais de contribution.

De déchet à ressource : l’illusion langagière de l’économie circulaire
« Zéro déchet », vrac… Des gestes positifs certes, mais qui sont situés en bout de chaîne. – Source image : Unsplash

Derrière les discours, des chiffres inquiétants

Mais ce glissement linguistique ne révèle pas qu’un changement de pratiques. Il rompt aussi avec le modèle linéaire extraire-consommer-jeter, au prix de graves conséquences planétaires. La poubelle est ainsi érigée en symbole d’un système délétère qu’il convient de transformer.

Dans le cadre de l’économie circulaire, un imaginaire positif et rassurant se déploie. Les déchets ne sont plus des résidus à éliminer, mais bien de précieuses ressources à réintégrer dans le circuit économique pour être revalorisées, reconditionnées, recyclées. Mais suffirait-il de ne plus les nommer pour les faire disparaître ?

« Sur ce total, 40% seulement des déchets sont recyclés, 30% sont mis en décharge sur le territoire européen, tandis qu’une bonne partie est encore exportée à l’extérieur du continent. »

Un rapide coup d’œil aux chiffres nous ramène à la réalité. En France, 310 millions de tonnes de déchets ont été produites en 2024, dont 34 millions de tonnes de déchets ménagers. À l’échelle de l’Union européenne, le total atteignait près de 2,5 milliards de tonnes en 2022, et plus de 60 % provenaient à eux seuls des secteurs de la construction et de l’extraction.

Sur ce total, 40% seulement des déchets sont recyclés, 30% sont mis en décharge sur le territoire européen, tandis qu’une bonne partie est encore exportée à l’extérieur du continent. En 2023, l’UE a ainsi exporté 8,5 millions de tonnes de déchets recyclables vers des pays non européens, une hausse de 34 % par rapport à 2022. 

Quand les mots dédouanent des actes

La tendance est donc loin de s’inverser, en dépit des discours. Camille Dormoy identifie là un risque majeur, et alerte sur une illusion qui gagne du terrain. « Parler de « valorisation des matières » plutôt que de « gestion des déchets » ne suffit pas à enrayer la surproduction » déclare la chercheuse dans un article publié dans The Conversation.

Elle ajoute : « Si nous ne questionnons pas la matérialité sous-jacente à ces mots, nous risquons […] d’être les complices involontaires d’un système qui, sous couvert de vertus écologiques, continue d’accumuler. »

Cette évolution de langage ne doit pas devenir une illusion qui nous ferait perdre l’essentiel de vue : « la seule véritable disparition du déchet passe par la remise en cause de nos modes de production et de consommation », poursuit Camille Dormoy. 

Derrière les discours d’économie circulaire, le risque de masquer la réalité. – Source image : Pixabay

Pour éviter de tomber dans ce piège, rappelons la hiérarchie d’action proposée par l’échelle de Lansik. Prévenir d’abord, en limitant la production de déchets à la source. Réutiliser ensuite, pour prolonger la durée de vie des objets. Et recycler par la suite, sans oublier de repenser le modèle économique en amont. Il est essentiel de réintroduire une pensée critique dans le débat sur l’économie circulaire.

Tant que le volume global de déchets continue de croître, aucun glissement sémantique ne saurait suffire. Le défi n’est pas de faire disparaître les déchets dans le vocabulaire, mais dans les faits. Sans quoi l’économie circulaire ne fera que tourner en rond.

Aure Gemiot


Source image d’en-tête : éboueurs ramassant des déchets à recycler ©Unsplash

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