
En 1913, pendant la révolution mexicaine, l’écrivain américain Ambrose Bierce, septuagénaire parti rejoindre les troupes de Pancho Villa, disparaît. On ne sait toujours pas aujourd’hui ce qu’il est devenu. Les théories vont bon train : un assassinat par Villa ? une mort simulée, pour mieux s’éclipser ? Le romancier mexicain Carlos Fuentes, avec Le Vieux Gringo (Gallimard, 1990), et Luis Puenzo, dans le film qui en est tiré, s’amusent au jeu des hypothèses, comme le font le dernier volet d’Une nuit en enfer, la trilogie de films d’horreur inaugurée par Robert Rodriguez, ou encore le roman Les Amis de Pancho Villa (Rivages, 2005), de James Carlos Blake, qui convoque Bierce en « vedette invitée ». Ce dernier est devenu une légende, nimbée de surcroît d’une réputation d’auteur maudit, de génie méconnu, d’un égal d’Edgar Allan Poe ou de Howard Phillips Lovecraft qui n’aurait pas encore trouvé sa place. Ce qui n’est pas faux. Même son réjouissant Dictionnaire du diable est resté confidentiel.
Son œuvre a pourtant fait l’objet de nombreuses entreprises éditoriales, mais, pour s’en tenir à ce seul aspect, la diffusion en France des recueils de ce très grand nouvelliste a été chaotique, chaque éditeur en modifiant souvent la composition et le titre. Les Éditions de l’Arbre vengeur, qui revendiquent un « humour anthracite », ne pouvaient qu’être enclines à le publier. Leur très belle réédition d’Histoire de soldats et de civils, dont la traduction initiale a été rétablie et qu’illustrent des dessins de Donatien Mary, ne va pas simplifier la tâche des amateurs puisque a été choisi un nouveau titre — succédant à Morts violentes, En plein cœur de la vie, Histoires macabres et flegmatiques de la guerre de Sécession… On trouve dans cet ensemble, paru au début des années 1890, certains de ses textes les plus fameux, Incident à Owl Creek Bridge ou Chickamauga, qui inspirèrent au jeune Robert Enrico des courts-métrages — sans doute ses meilleurs films. L’art de Bierce est un mélange détonant de noirceur et de drôlerie, de pessimisme et d’ironie, mettant en scène la cruauté multiforme de la nature humaine, qu’il avait rencontrée pendant la guerre de Sécession — il s’était engagé à 19 ans côté nordiste. Qu’il observe le soldat sur le champ de bataille ou raconte un fait divers horrible, Bierce est d’une impitoyable lucidité. Mais sa modernité vient aussi de la forme : ramassées, étouffantes, ces histoires épouvantables se refusent à tout effet superflu, et choisissent la sobriété. D’où sans doute à la fois son plongeon dans l’oubli et ses successives redécouvertes.
Il semble en tout cas qu’aujourd’hui certains intrépides souhaitent rendre hommage à sa puissante singularité puisque, à côté de la réédition bienvenue d’un de ses classiques, sort également, chez un autre éditeur, un inédit, Les Délices du Démon, son premier livre, publié en 1873 en Angleterre sous le nom de Dod Grile (1). Bierce, 31 ans, est alors l’une des plumes redoutées du San Francisco News Letter, venu à Londres pour raisons de santé. Ces délices regroupent pour l’essentiel une série d’articles et d’aphorismes, où l’on apprendra entre autres comment et pourquoi un baiser n’est qu’une « morsure reconditionnée ».