La Bérarde (Isère), reportage
Une fine couche de neige recouvre un champ de cailloux. Elle annonce l’hiver qui va envelopper d’un immense manteau blanc le hameau de La Bérarde à 1 727 mètres d’altitude, au cœur du massif des Écrins. Yannick Ducret, vêtu d’une doudoune bleue et de chaussures de montagne, progresse habilement sur les blocs instables qui ont englouti une grande partie de son village dans la nuit du 20 au 21 juin dernier. Cette nuit-là, une crue exceptionnelle a totalement dévasté la vallée. Depuis, celle-ci tente de se reconstruire. « Aujourd’hui, je ne vois plus tous ces rochers, je vois l’avenir. D’ailleurs, il ne faut pas parler au passé », assure le président de l’association Les Amis de La Bérarde.
La nuit du désastre, c’est lui qui a coordonné les secours. En quarante-huit heures, plus de 200 000 m³ de sable, de cailloux et de bois ont déferlé sur le village. L’équivalent de 80 piscines olympiques de matériaux engloutissant tout sur leur passage, sans faire de victimes. Cette catastrophe naturelle, due à un hiver particulièrement pluvieux, des températures chaudes et une vidange du lac du glacier de Bonne Pierre, a été exacerbée par le changement climatique. Cinq mois plus tard, le paysage est totalement sinistré. Ce paradis des randonneurs et des alpinistes est devenu un champ de ruines.
Les maisons éventrées dévoilent l’intimité des habitants : un plaid rouge sur un fauteuil en osier. Un couvre-lit bien tiré. Les cintres rangés dans une armoire attendant des vêtements. L’Épicerie-Café du Vénéon, où les touristes faisaient le plein de provisions avant d’entamer leur ascension, a disparu dans un trou béant. Quant à l’église, symbole du village, seule sa cloche a été retrouvée.
« Au total, 9 bâtiments ont été détruits, dont le moulin, la chapelle, le lavoir, 2 garages. Les trois quarts du village sont encore là, remplis de sable. On va se battre pour retourner chez nous », assure Yannick Ducret, dont la famille est installée ici depuis le XVIIe siècle.
Il est l’un des rares habitants à avoir passé plusieurs hivers dans le hameau, totalement coupé du monde. Les autres habitants, touristes, travailleurs — une centaine a été évacuée le 21 juin — ne séjournent ici qu’à la belle saison, lorsque la route d’accès n’est pas coupée par la neige. Mais tous nourrissent un profond espoir de pouvoir revenir.
Une impossible reconstruction ?
Sera-t-il possible de reconstruire La Bérarde ? Dans quelles conditions garantir la sécurité des habitants et des touristes qui s’y promènent à la belle saison ? Personne ne peut encore répondre à ces questions. Les autorités doivent présenter plusieurs scénarios d’ici mi-décembre. Le Syndicat mixte des bassins hydrauliques de l’Isère (Symbhi) a également lancé des études, dont les résultats ne seront pas connus avant le printemps prochain.
En attendant, la commune de Saint-Christophe-en-Oisans, dont dépend le hameau, a déjà dépensé entre 600 000 et 700 000 euros pour tenter de désensabler les habitations et construire des protections, notamment des enrochements. Ces dernières semaines, les tractopelles n’ont pas chômé, dégageant des maisons du sable et des cailloux, révélant des bâtiments pour la plupart encore debout.
Un investissement bien maigre au vu des besoins du hameau inhabitable. « Il faudra plusieurs millions d’euros », estime Jean-Louis Arthaud, maire de Saint-Christophe-en-Oisans.
Ces travaux résisteront-ils à la fureur des flots ? En octobre dernier, une nouvelle crue du Vénéon, l’autre rivière qui traverse La Bérarde, emportait avec elle 500 000 euros d’ouvrages réalisés depuis juin. « Dans le torrent de Bonne Pierre, il reste encore des matériaux en suspension sur les berges. Au prochain coup d’eau, on aura ces mêmes événements », assure Johan Berthet, docteur en géomorphologie au laboratoire Edytem de l’université de Chambéry. Le caractère exceptionnel de la crue de juin pourrait donc se reproduire. « Si l’on dépense sans compter, on pourrait trouver certaines parades, mais au prix de conséquences extrêmes sur le paysage. »
« On ne peut pas abandonner un territoire avec une telle histoire »
Dans tous les cas, cette catastrophe a déjà durablement bouleversé la morphologie des lieux. Ce qu’il reste du village est aujourd’hui coupé en deux par un profond chenal creusé au bulldozer en prévision des prochaines crues printanières. Une cicatrice béante de 20 à 45 mètres de large. Au fond coulent les Étançons, un torrent pour le moment apaisé.
De l’autre côté de la rive, l’auberge de la Meije est l’un des bâtiments à avoir été épargnés. Elle est tenue par Jean-Philippe et Stéphanie Ribellino depuis 2022. Le couple avait lancé des programmes d’éducation à l’environnement pour les scolaires. Un projet aujourd’hui à l’arrêt. « On ne peut pas abandonner un territoire avec une telle histoire et un tel patrimoine. D’autant que les gens vont revenir d’une manière ou d’une autre. Sans lieu d’accueil et d’information, cela peut être dangereux pour eux », explique Jean-Philippe Ribellino.
« C’est désert »
Deux alpinistes apparaissent derrière l’auberge. Sourire aux lèvres, piolets accrochés au sac à dos, ils redescendent de la barre des Écrins, emblématique sommet du massif culminant à 4 102 mètres d’altitude. « Plein de gens attendent avec impatience de pouvoir revenir ici. Les autorités doivent voir l’attrait pour cet endroit », explique l’un d’eux. Le duo reprend ensuite sa voiture pour redescendre dans la vallée, non sans avoir fait un stop à La Cordée, l’unique café-hôtel-restaurant de Saint-Christophe-en-Oisans.
À l’intérieur, les deux chats Benji et Divine se faufilent sur le comptoir en bois. Derrière, la patronne Marie-Claude Turc épluche des pommes pour préparer le déjeuner des ouvriers du chantier de reconstruction. Ce sont les rares clients de l’établissement, avec les journalistes et les secouristes. « C’est désert comme pendant le confinement. Pas une voiture », raconte Marie-Claude Turc.
La fringante septuagénaire, dont la vie a fait l’objet d’un documentaire, tient ce café-hôtel-restaurant depuis plus de trente ans. L’établissement, fondé en 1907 par ses grands-parents, est resté dans son jus. Les murs sont recouverts de photos représentant les sommets des alentours.
Une grande table accueille les célèbres livres rouges des éditions Guérin, spécialisées sur la montagne. Accroché à une étagère, un sac en tissu « La Bérarde » fabriqué après la catastrophe est vendu au profit des sinistrés. « Cet événement nous a forcés à être plus solidaires et à nous adapter », poursuit la tenancière. Elle n’imagine pas un avenir sans La Bérarde. « Ce n’est pas pensable ni entendable. Si c’est protégé, il n’y a pas de raison que ce soit trop dangereux. »
Boucs émissaires
Face à leur désarroi, les Bérardins cherchent des coupables. Le premier : le trèfle des rochers, une espèce protégée classée dans la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Certains habitants estiment que ces inondations auraient pu être évitées grâce à des travaux d’aménagement du torrent des Étançons. Réclamés par la mairie depuis plusieurs années, ceux-ci ont été retardés : la zone choisie pour stocker les matériaux abritait des trèfles des rochers. Des études complémentaires étaient en cours.
« La protection du trèfle a détruit notre village, croit Yannick Ducret. C’est joli de protéger la nature, mais il ne faut pas le faire au détriment de l’être humain. Vous ne m’enlèverez pas de la tête qu’avec ses travaux, l’eau aurait peut-être débordé, mais ça aurait amoindri la catastrophe. On aurait sauvé une grosse partie des maisons. »
Pourtant, il suffit de sortir une calculette pour constater l’écart entre les estimations de ces habitants et la réalité du sinistre. « On devait curer 15 000 m3 du torrent. Mais la crue en a déposé 200 000 m3. Les aménagements n’auraient réglé que 5 % du phénomène », constate Vincent Koulinski, expert en hydraulique torrentielle au cabinet d’études Eaux, torrents et rivières de montagne (ETRM), mandaté par la mairie en 2023 pour travailler sur ce projet de curage du torrent.
Pour d’autres habitants, les coupables ne sont autres que les écologistes, devenus les boucs émissaires des catastrophes climatiques qu’ils annoncent depuis des décennies. « Certains disent que cet événement est la faute des écolos, qui empêchent de curer les rivières [pour ne pas détruire la biodiversité]. Cela me gêne. Et les autorités ne rectifient pas ces discours. Les politiques qui se sont rendus sur place n’ont jamais prononcé le mot “climat” », se désole Valérie Paumier, de l’association Résilience Montagne.
Yannick Ducret s’avoue d’ailleurs méfiant à l’égard des associations environnementales. « On leur a parlé, mais on n’est pas rassurés. On ne veut pas qu’ils viennent chez nous dans l’idée d’empêcher de reconstruire. Ils veulent qu’on laisse la place à la nature. Mais plus de 80 % de notre territoire est sauvage. Nous n’avons pas eu de nouvelles constructions depuis les années 70 », poursuit-il.
Un discours que réfutent les associations écologistes. « Certains habitants avaient peur que la préfecture ou les ONG décident pour eux l’avenir de leur vallée. Ce n’est pas le cas. Il faut penser collectivement la reconstruction en sortant des clivages », certifie Frédi Meignan, vice-président de Mountain Wilderness France.
Une vallée déjà touchée par les catastrophes naturelles
Pourtant, le réchauffement climatique, deux fois plus rapide à la montagne que dans les plaines, augmente les risques de vivre dans ces territoires. La vallée de La Bérarde n’est pas épargnée. En 2021, le refuge de la Pilatte a définitivement fermé ses portes. Le glacier sur lequel le bâtiment était construit a trop fondu, fissurant la roche sur lequel l’établissement était construit.
En 2023, un violent orage a ravagé le refuge du Châtelleret, dans le vallon des Étançons, entraînant également sa fermeture.
Ces refuges, Frédi Meignan, de Mountain Wilderness France, les connaît bien. Pendant dix ans, il a été gardien du Promontoire, perché à 3 082 mètres, au pied de la célèbre montagne de la Meije. Il comprend parfaitement les tensions autour de la reconstruction de ces lieux. « Ces crises posent la question de l’habitabilité d’un certain nombre de vallées en montagne. Il faut réfléchir ensemble à de nouveaux imaginaires, il n’y aura pas que des solutions techniques. Nous devons nous projeter dans une façon de vivre différente de celle des dernières décennies », estime Frédi Meignan.
S’adapter, c’est la base de l’existence dans ces contrées isolées. Et cela n’effraie pas les locaux comme Simon Parcot, écrivain habitant à Venosc, un village situé en aval de La Bérarde. « L’habitat montagnard est un laboratoire permettant de penser de nouveaux rapports à la nature, qui ne sont ni dans la sanctuarisation radicale ni dans l’exploitation. C’est un endroit où l’on vit, où l’on travaille, dit Simon Parcot. C’est ici qu’on apprend le mieux à cohabiter avec le vivant. »