La Russie n’a pas atteint le stade impérialiste


Si l’on prend au sérieux la définition de l’impérialisme chez Lénine, la qualification de la Russie contemporaine comme puissance impérialiste pose un problème théorique majeur. Ce problème ne tient pas à une sympathie politique ou morale, mais à la cohérence même des concepts. Soit l’on conserve une définition rigoureuse de l’impérialisme, soit on l’étend au point qu’il ne distingue plus rien.

Chez Lénine, l’impérialisme n’est pas synonyme de politique extérieure agressive ni même de guerre. Il désigne un stade déterminé du capitalisme, caractérisé par des traits absolument centraux : la concentration du capital menant aux monopoles, la fusion du capital bancaire et du capital industriel dans le capital financier, et surtout l’exportation massive de capitaux devenant plus importante que l’exportation de marchandises (https://www.marxists.org/archive/lenin/works/1916/imp-hsc/ch07.htm). L’impérialisme suppose ainsi un haut degré de développement du capitalisme, la domination d’oligarchies financières puissantes et internationalisées, capables de structurer l’économie mondiale et de se partager durablement le globe.

Or, la Russie ne correspond pas à ce modèle, et les données économiques concrètes le confirment de manière systématique. Si la Russie était impérialiste, elle devrait occuper une place centrale dans la finance mondiale. Or, selon les classements internationaux des banques par capitalisation, la Russie ne compte qu’une seule banque parmi les cent premières mondiales, une situation comparable à celle de pays comme la Finlande, la Norvège ou le Qatar, et sans commune mesure avec les véritables centres impérialistes. L’Union européenne compte vingt-sept banques dans ce classement, les États-Unis onze (https://fxssi.com/top-20-largest-world-banks-in-current-year). Le système bancaire russe, bien qu’important à l’échelle nationale, est fortement concentré et largement dominé par l’État : les quatre plus grandes banques publiques contrôlent environ 55 % des actifs bancaires, tandis que la plus grande banque privée n’en contrôle qu’environ 4 % (https://www.bofit.fi/en/monitoring/weekly/2019/vw201901_2/). Sberbank, VTB, Gazprombank et Rosselkhozbank ne sont pas des instruments d’expansion mondiale du capital financier, mais des leviers de stabilisation interne et de développement économique sous contrôle étatique.

Un autre indicateur décisif confirme cette absence de statut impérialiste : les principales banques russes peuvent être exclues sans difficulté du système SWIFT, infrastructure centrale des transactions financières mondiales reliant plus de onze mille banques dans deux cents pays. Le fait que sept grandes banques russes aient pu être expulsées de ce système par décision politique des puissances occidentales, dont VTB et la banque de développement VEB (https://www.euronews.com/my-europe/2022/03/02/these-are-the-7-russian-banks-banned-from-swift-and-the-two-exempted), montre clairement que la Russie n’appartient pas au noyau dur du capital financier mondial. Une véritable puissance impérialiste ne peut être ainsi marginalisée sans provoquer une crise systémique immédiate.

De même, l’exportation de capitaux, critère central chez Lénine, reste marginale dans le cas russe. Les investissements directs russes à l’étranger représentent environ 0,4 % du PIB, un niveau comparable à celui de pays non impérialistes comme l’Inde, et très inférieur à celui du Canada, de l’Allemagne, de la France ou des États-Unis (https://data.worldbank.org/indicator/BM.KLT.DINV.WD.GD.ZS). Les exportations russes sont dominées par les hydrocarbures, les matières premières, les métaux, les engrais et les produits agricoles (https://www.worldstopexports.com/russias-top-10-exports/). Il s’agit d’une structure typique d’économie dépendante de l’exportation de marchandises, non d’une économie fondée sur l’exportation de capital financier structurant des relations de dépendance globale.

Cela conduit à un point théorique essentiel. Assimiler la Russie à une puissance impérialiste simplement parce qu’elle mène une politique militaire ou défend ses zones d’influence revient à confondre impérialisme et conflictualité interétatique. Or, pour Lénine, l’impérialisme n’est pas une question de volonté politique, mais de structure économique. Tous les États capables de faire la guerre ne sont pas impérialistes. Sinon, le concept devient purement descriptif, moral ou géopolitique, et perd toute valeur analytique.

Le pouvoir en Russie relève bien davantage d’une bourgeoisie nationale que d’une oligarchie impérialiste au sens strict. Cette bourgeoisie est issue de la restauration capitaliste des années 1990, elle est inégalitaire et autoritaire, mais elle reste essentiellement tournée vers la défense d’intérêts nationaux objectifs. Ces intérêts tiennent à la survie de l’État, à la maîtrise de ressources stratégiques, à la sécurité des frontières, et à la résistance à un encerclement militaire et économique exercé par des puissances impérialistes avérées. La politique extérieure russe s’inscrit moins dans une logique d’expansion du capital que dans une logique de préservation de sa souveraineté dans un système mondial dominé par d’autres.

Cela ne signifie pas que la Russie soit progressiste, socialiste ou émancipatrice. Cela signifie simplement qu’elle n’est pas impérialiste au sens marxiste-léniniste rigoureux. Elle agit comme un État capitaliste périphérique ou semi-périphérique, doté de capacités militaires élevées mais économiquement dominé par un ordre mondial qu’elle n’a pas façonné. La confondre avec les centres impérialistes revient à effacer la hiérarchie réelle du capitalisme mondial.

En ce sens, défendre une définition rigoureuse de l’impérialisme n’est pas défendre la Russie, mais défendre la cohérence de l’analyse marxiste. Sans cette rigueur, on ne comprend plus ni l’ordre mondial, ni les rapports de domination réels, ni les raisons pour lesquelles certaines puissances structurent le système capitaliste tandis que d’autres tentent seulement d’y survivre.



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