En Allemagne, l’art de battre sa coulpe oppose deux écoles. L’une, contemporaine, milite pour sous-traiter la culpabilité historique du génocide des Juifs par les nazis aux immigrés musulmans qui, contrairement aux Allemands, n’auraient pas développé des aptitudes morales exceptionnelles à l’issue d’un long travail de mémoire (1). Dans un pays où les partis de gouvernement acceptent sans ciller la destruction de Gaza par Israël, le Parlement a voté le 7 novembre dernier une résolution intitulée « Plus jamais ça, c’est maintenant » qui dénonce l’« ampleur effrayante de l’antisémitisme lié à l’immigration en provenance des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient, où l’antisémitisme et l’hostilité à Israël sont répandus ». Seule l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) s’y est opposée.
L’autre école des batteurs de coulpe enseigne le style plus classique de l’autoflagellation. Son dernier chef-d’œuvre s’expose dans les journaux à propos du sabotage des gazoducs Nord Stream fin septembre 2022. Lorsqu’elle publie le 15 novembre dernier un entretien avec M. Roman Tscherwinskyj, coordinateur présumé de l’attentat, la Frankfurter Allgemeine Zeitung dresse le portrait d’un sympathique humaniste. « “Pour l’ensemble du monde civilisé, ce fut une bonne chose” », titre le quotidien, qui aurait sans doute montré moins d’allant si un commando Greta Thunberg avait détruit à l’explosif les centrales à charbon qui génèrent un quart de l’électricité outre-Rhin.
Quatre jours plus tard, une enquête du Spiegel (2) révèle les détails de l’opération « Diamètre » : une équipe de militaires et de civils ukrainiens, dont certains formés par l’Agence centrale de renseignement (CIA), aurait fait exploser les tubes après que les services secrets américains ont averti leurs homologues allemands et le président ukrainien Volodymyr Zelensky de l’imminence de l’attentat. Aussitôt l’hebdomadaire lance le débat qui s’impose. Non pas sur l’aide militaire apportée à un pays impliqué dans « une attaque contre la sécurité intérieure de l’État », selon les mots de la Cour fédérale de Karlsruhe, ni sur le fait que la Pologne protège les saboteurs, mais autour de la question : « Nord Stream 1 et 2 détruits par les Ukrainiens : l’Allemagne devrait-elle être reconnaissante ? » Coauteur de l’enquête, le journaliste Fidelius Schmid titre son analyse « Gut für Deutschland ». Puisque les États-Unis, la Pologne et les Baltes s’opposaient à ce que l’Allemagne achète du gaz russe, explique Schmid, Berlin a en définitive « profité du sabotage sur un plan stratégique ». Et malgré de menus désagréments — un désastre économique et social consécutif au renchérissement de l’énergie —, le pays « s’en sort mieux qu’avant » car « l’Occident se retrouve plus uni ». Tout est là : la grande civilisation du « monde libre » ne vaut-elle pas de fermer les yeux sur les crimes israéliens à Gaza et de se réjouir quand des barbouzes ukrainiens défont à la dynamite les décisions de gouvernements issus des élections ?
(1) Esra Özyürek, Subcontractors of Guilt. Holocaust, Memory and Muslim Belonging in Postwar Germany, Stanford University Press, Redwood City, 2023.
(2) Jörg Diehl, Roman Höfner, Martin Knobbe, Roman Lehberger, Fidelius Schmid, Thomas Schulz, Wolf Wiedmann-Schmidt et Anika Zeller, « Wie ein ukrainisches Geheimkommando Nord Stream sprengte », 20 novembre 2024. Cf. aussi « Die Lage am Abend », la lettre d’information de l’hebdomadaire datée du même jour. Et, en contrepoint, lire Fabian Scheidler, « Nord Stream, trois scénarios pour un attentat », Le Monde diplomatique, octobre 2024.