Les intérêts privés étendent leur emprise sur la recherche publique


La recherche publique sur les questions d’environnement et de santé est sous l’influence croissante des acteurs marchands. C’est la conclusion d’un rapport publié cet été par un groupe de chercheurs interdisciplinaire. Commandé par la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement (CNDASPE), ce travail liste l’ensemble des relations — financières mais pas que — tissées entre les institutions de recherche et des entreprises privées.

Financement d’un colloque, présence au conseil d’administration d’un institut, liens avec les services de communication… « Une poignée de chercheurs qui siège à la CNDASPE s’est inquiétée des stratégies d’influence des acteurs privés sur la recherche et ont décidé d’autosaisir la commission sur ce sujet en 2021 », raconte Denis Smirou, professeur en santé publique et président de cette Commission.

Des relations avec le privé bien au-delà des conflits d’intérêt

Les chercheurs n’ont pas subitement découvert l’importance des liens avec le privé : la coopération entre recherche publique et acteurs marchands est encouragée depuis une vingtaine d’années par les politiques de recherche européennes et françaises. Mais, mises bout à bout, ces relations font système.

« Les liens d’intérêts entre la recherche publique et le secteur privé sont souvent résumés aux potentiels conflits d’intérêts des chercheurs. Or, ce phénomène est presque marginal. Je n’avais pas saisi l’importance de très nombreuses relations avec le privé, parfois invisibles, qui façonnent la recherche publique », explique Joan Cortinas Muñoz, sociologue à l’Université de Bordeaux et du Centre Émile Durkheim, l’un des huit auteurs de l’étude.

« Tous les mécanismes d’influences liés aux relations avec les acteurs marchands ont été listés dans ce rapport », commente Henri Bergeron, directeur de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au Centre de sociologie des organisations, également auteur du rapport. Une longue liste alors que les deux secteurs représentent des enjeux économiques considérables.

« Autocensure »

La quarantaine de témoignages recueillis par le groupe de travail sont anonymes. « C’était une évidence que l’anonymat serait une condition. Un grand nombre de personnes interrogées ont été soucieuses de ne pas être reconnaissables », précise Joan Cortinas Muñoz. Les témoins sont des chercheurs ou des responsables des partenariats avec le privé dans des instituts de recherche, universités, grandes écoles ou agence d’expertise dans les domaines de l’environnement et de la santé.

Le lien le plus évident est celui de l’argent. Les financements privés dans la recherche sont multiples : projets de recherche, bourses de thèses, prix, colloques — comme les Journées francophones de la nutrition financée par Danone et Nestlé —, projets immobiliers — comme l’EDF Lab Paris Saclay —, chaires d’enseignement — comme une chaire de Sciences Po financée par HSBC et Hermès…

Les financeurs influencent doublement la recherche : en choisissant ce qu’ils financent et en pouvant interrompre un financement, ce qui conduit à « l’incapacité des scientifiques à garder le contrôle de leurs recherches », selon le rapport. L’octroi d’un financement peut être conditionné à l’obtention de résultats bénéfiques à l’industriel. Dans ces conditions, certains chercheurs sont alors prêts à écarter ou modifier des résultats pour plaire au financeur.

« Certains témoignages suggèrent que cette tendance à biaiser les résultats peut devenir inconsciente lorsque les collaborations se prolongent dans le temps », explique le rapport. Et ajoute que certains chercheurs font aussi preuve « d’autocensure » face à des collègues mieux placés dans la hiérarchie scientifique ne voulant pas de résultats contraires aux intérêts de ceux qui apportent l’argent.

« Les industriels mettent beaucoup d’argent sur la table pour obtenir des résultats favorables »

Faute d’exemple précis dans le rapport, Reporterre a demandé à Isabella Annesi-Maesano, épidémiologiste à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et membre du comité d’éthique et intégrité de la Société respiratoire européenne, d’expliquer ce biais de financement dans sa recherche. « En tant que directrice de recherche, je suis libre à l’Inserm d’envisager toutes les recherches que je veux, explique-t-elle. Mais la pollution atmosphérique, un sujet jugé “obsolète”, reçoit peu de financements publics. Et je n’accepte pas de financements privés, en particulier à cause du risque de suspicion dans un domaine où les manipulations des résultats par les industriels sont connues, comme par exemple le Dieselgate. »

« Or, poursuit-elle, les industriels mettent beaucoup d’argent sur la table pour obtenir des résultats de recherche favorables à leurs intérêts. Cette inégalité de financement a un effet sur les données produites nécessaires à l’expertise. » L’influence des financeurs conduit à une « cécité scientifique », une science non faite déjà décrite dans la littérature scientifique. Par exemple l’ouvrage sur la production de l’ignorance publié en 2015 par les chercheurs Matthias Gross et Linsey McGoey.

Risque d’interruption de financements

Les contrats de partenariats public-privé formalisent parfois la perte d’autonomie des chercheurs, ces derniers ayant une place marginale dans la négociation d’une convention, ce travail technique étant pris en charge par le service juridique. Des clauses de confidentialité sur la divulgation des résultats, voire des clauses de non-dénigrement ou de non-publication de résultats ont déjà été rapportées.

Aujourd’hui, la plupart des établissements refusent la subordination de la publication à l’accord du partenaire privé. Et des comités d’éthique consultatifs dédiés aux partenariats commencent à voir le jour. Mais, certains risques ne sont pas pris en compte, regrette le rapport, comme le contrôle de la pérennité des recherches par les financeurs qui peuvent interrompre leurs financements.

Méthodique, l’étude identifie aussi les nombreuses relations institutionnelles avec les entreprises privées. Cela passe par leur représentation dans les conseils d’administration des centres de recherche, dans les comités de pilotage de la programmation de l’Agence nationale pour la recherche (ANR), dans les chaires d’enseignement. Le contenu des enseignements peut alors « devenir conforme à l’intérêt des industriels », selon le rapport qui mentionne que les écoles d’agronomie étaient « spécifiquement citées » dans les témoignages.

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Les services de communication ont aussi une responsabilité dans la perte d’indépendance des chercheurs, plus soucieux de la réputation de l’institut, voire de l’intérêt de partenaires privés, que de la connaissance scientifique. « Des chercheurs nous racontent comment ils se font rappeler à l’ordre après des lettres de plainte envoyées à leurs tutelles par des entreprises partenaires. D’autres ont peur des conséquences d’une prise de parole qui ne serait pas validée par le service communication », explique Joan Cortinas Muñoz. 

Les entités de recherche liés à des intérêts privés « seront particulièrement attentives, voire bloqueront les chercheurs qui souhaitent communiquer publiquement sur des résultats de recherche qui ne sont pas favorables aux industriels », insiste le rapport, qui note que des chercheurs qui ne se conforment pas à cette norme « peuvent être accusés de militantisme, une accusation visant à diminuer leur crédibilité scientifique (comme c’est le cas dans les domaines de la santé au travail, de l’utilisation des pesticides, des additifs alimentaires) ».

Force est de constater que les directeurs de la communication des institutions de la recherche viennent beaucoup de grands groupes privés. Pour le CNRS, par exemple, Sophie Chevallon, directrice de communication entre 2020 et 2022, avait auparavant dirigé la communication du groupe Saint-Gobain. L’actuel directeur, Jérôme Guilbert, a fait ses débuts chez L’Oréal, avant de rejoindre une filiale du Groupe Havas.

« On assiste à une véritable lame de fond sur la perte d’autonomie des chercheurs »

Les biais des expertises publiques bouclent cette longue liste de liens entre le secteur privé et la recherche publique, alors que des procédures d’évaluation des risques ont été élaborées avec l’industrie. Une situation bien décrite pour les pesticides mais qui se retrouve dans différents secteurs, selon le rapport qui constate « l’éviction dans les processus d’expertise d’un certain nombre de savoirs, méthodes, normes et de personnalités scientifiques ». Avec comme conséquences le découragement des experts à participer à des expertises et les dangers pour la santé publique d’évaluations biaisées.

Face à cette perte d’indépendance, il existe des comités et des codes de déontologie pour défendre la liberté du chercheur. Mais « le cadre juridique est surtout centré sur les liens d’intérêts financiers et individuels, des mesures individualisantes du problème alors que la question de la garantie de l’autonomie du chercheur est bien plus large », dit Stéphane Brissy, juriste à l’université de Nantes et membre du groupe de travail.

« On assiste à une véritable lame de fond sur la perte d’autonomie des chercheurs. Je pense en particulier aux jeunes chercheurs qui socialisent dans un environnement où il est normal de s’adapter aux demandes du privé. Si ça devient la norme pour certains, d’autres ne s’y retrouvent plus, dit Joan Cortinas Muñoz. Confrontés à une perte de sens par rapport à un métier qu’ils pensaient guidé par l’intérêt général, ils vont au contraire s’investir dans des actions militantes comme Scientifiques en rébellion. »

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Après réception du rapport, la CNDASPE a publié un avis avec certaines recommandations, comme faire rentrer l’intégrité dans les critères d’évaluation des travaux de recherche.

« Nous avons également proposé de prélever sur chaque financement privé un pourcentage d’argent pour abonder un fonds destiné à des recherches qui doivent être exclusivement financées par le public, du fait de leur enjeu stratégique, comme la toxicité de nouvelles molécules par exemple », pointe Denis Smirou. Rapport et avis ont été transmis aux 34 établissements publics de recherche et d’expertise. « J’ai reçu des avis de réception. Par contre, aucune réaction de nos cinq ministères de tutelles », regrette le président de la CNDASPE.

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