Des médecins au service des employeurs ?, par Selim Derkaoui (Le Monde diplomatique, mai 2023)


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Shana et Robert ParkeHarrison. — « The Scribe », 2006

Madame Karine Djemil est médecin du travail. Elle exerce en Seine-Saint-Denis. Il y a dix ans, elle a établi des certificats médicaux qui constatent un lien entre les tentatives de suicide de deux salariées d’entreprises différentes et le travail de chacune d’entre elles. Deux salariées en dépression après avoir subi pendant plusieurs années, affirmaient-elles, un harcèlement sexuel et moral de la part de leurs employeurs. Mais c’est la responsabilité de la Dre Djemil que l’ordre des médecins a mise en cause. Il l’a convoquée devant une chambre disciplinaire qui lui a infligé six mois d’interdiction d’exercice (dont trois mois ferme) et lui a reproché « un rapport tendancieux (1) ». En appel, la sanction sera ramenée à trois mois. Trois mois sans aucune ressource, ni salaire ni allocation-chômage.

Comme celui d’avocat, de géomètre ou d’expert-comptable, l’exercice du métier de médecin est régulé par un ordre, organisme de droit privé. Le législateur confie à cette structure une mission de service public consistant, notamment, à s’assurer du respect du code de déontologie médicale : quiconque reproche à un docteur un manquement à ces règles, une erreur médicale ou une violation du secret professionnel peut adresser une réclamation. Si le conseil départemental de l’ordre juge la plainte recevable, il réunit la chambre disciplinaire pour prononcer une éventuelle sanction : avertissement, blâme, interdiction d’exercer, voire radiation.

L’article R. 4126-1 du code de la santé publique précise les modalités de cette procédure. En 2007, un décret y a ajouté l’adverbe « notamment » : il dispose désormais que « le conseil national ou le conseil départemental de l’ordre [agissent] de leur propre initiative ou à la suite de plaintes, formées notamment par les patients, les organismes locaux d’assurance-maladie obligatoires, les médecins-conseils chefs ou responsables du service du contrôle médical placé auprès d’une caisse ou d’un organisme de sécurité sociale ». Depuis, des médecins du travail mais aussi des généralistes et des spécialistes peuvent être visés par des employeurs, dès lors qu’ils établissent un rapport entre la santé du patient et son activité professionnelle.

Le 11 octobre 2017, le Conseil d’État a rejeté un recours qui entendait clarifier la portée du code de la santé publique ainsi modifié. Des organisations de médecins l’avaient formé pour obtenir de la plus haute juridiction administrative qu’elle refuse aux employeurs la possibilité de réclamer une action disciplinaire. « Dès que vous développez ce lien santé et travail, le médecin du travail devient un facteur économique négatif. Il faut le faire taire et saper tous les systèmes de prévention », déplore M. Alain Carré, médecin du travail, membre de la Confédération générale du travail (CGT).

Le site LEXplicite, qui traite, entre autres, du droit des affaires, estime en effet que le recours au conseil de l’ordre est « un levier au service de la défense des employeurs (2) ». De fait, les données recueillies par Mathilde Boursier dans le cadre de sa thèse de médecine, les seules disponibles dans ce domaine, peuvent laisser penser que les plaintes d’employeurs augmentent (3) : dans les dix-sept conseils départementaux qui ont répondu à son questionnaire, elles sont passées de 6,5 % à 13,5 % des plaintes enregistrées entre 2011 et 2015. En tout état de cause, au cours de cette période, elles ont visé en moyenne quatre cents médecins par an : deux cents généralistes, cent médecins du travail et cent spécialistes.

Cette contestation croissante s’inscrit dans un contexte de détérioration plus large de la médecine du travail, dont le rôle est de supprimer les facteurs de risques et de surveiller la santé des salariés. À la suite de la loi travail de 2016, la visite obligatoire se déroule tous les cinq ans au lieu de deux et, depuis le 1er janvier 2018, hormis pour les postes à risques, la visite d’embauche est remplacée par une visite d’information et de prévention. Depuis 2010, l’effectif de médecins du travail a diminué de plus de 20 %. On compte 4 800 praticiens, qui exercent majoritairement dans des services interentreprises, pour 18 millions de salariés dans le secteur privé et 5,7 millions dans la fonction publique.

Lorsqu’un médecin est visé par la plainte jugée recevable d’un employeur, il est d’abord convoqué avec l’entreprise plaignante par le conseil départemental de l’ordre à une audience de conciliation, où l’on tente de trouver un arrangement. Dans la grande majorité des cas, le professionnel se voit reprocher de produire des certificats « de complaisance » et est incité à supprimer le lien santé-travail de son écrit médical. Une injonction que la psychiatre Gaël Nayt a mal vécue. Un technicien de Bouygues lui avait raconté les conséquences de ses conditions de travail sur sa vie : troubles du sommeil, dépression, pensées suicidaires… En 2014, elle rédige un certificat à la demande du salarié, en prenant soin de mettre des guillemets à ses propos. « Mon travail est de le reconnaître comme victime, alors qu’il n’avait aucun antécédent psychiatrique. Le leitmotiv médical de l’ordre, qui consiste à constater seulement ce que l’on voit, comme s’il s’agissait d’une fracture de la jambe, ne peut pas être appliqué à la psychiatrie, qui est de la clinique déclarative », analyse-t-elle.

Pour l’ordre, trop de soignants ne font pas suffisamment la distinction entre le constat médical et les propos du patient. « Les médecins doivent être très conscients de l’importance de leurs écrits, rappelle Mme Frédérique Nassoy-Stehlin, médecin du travail et représentante de la Bourgogne-Franche-Comté au sein du conseil national de l’ordre des médecins. Ils doivent toujours rapporter les propos du salarié avec des citations et ne jamais les interpréter. » Des principes que Mmes Djemil et Nayt estiment avoir appliqués mais, « aux yeux de l’ordre, le salarié n’existe pas, sa voix n’a aucune valeur, s’indigne la première. Pendant cette étape de conciliation, et même après, il n’est jamais présent, jamais entendu ! Un salarié victime de viol et de souffrances psychologiques par son employeur me disait se sentir moins considéré… qu’un chien ! ».

Si la loi du 4 mars 2002 a placé le patient au centre du système de soin, l’ordre fait le choix d’ignorer son droit à la parole. Dans les procédures engagées par les employeurs, le patient-salarié n’est à aucun moment entendu ou auditionné. Si pour Mme Djemil cela n’est pas normal, Mme Nassoy-Stehlin n’y voit aucun déséquilibre : « Il s’agit d’une affaire entre le médecin et l’employeur, le contentieux ne regarde pas le salarié. »

Contrairement à la majorité de ses collègues, la Dre Djemil a refusé de transiger au stade de la conciliation. « On me traitait de folle !, se remémore-t-elle. À ce stade de la procédure, nombreux sont les médecins à modifier leurs certificats médicaux, par peur. Une collègue avait carrément fait une tentative de suicide… » Du fait de ces méthodes d’intimidation, nombre d’entre eux n’osent même plus aujourd’hui prendre le risque de réaliser de tels certificats médicaux. Mme Nayt a déjà reçu un blâme et redoute une autre sanction. « Je dis aux patients de se tourner vers un médecin expert auprès des tribunaux. Mais ça coûte très cher, environ 400 euros, alors qu’ils sont précaires », se désole-t-elle.

En cas de refus de la conciliation de la part du médecin, la plainte est traitée par une instance disciplinaire régionale, puis nationale s’il y a appel. L’instruction se résume le plus souvent à un échange d’arguments entre, d’un côté, l’avocat du médecin ou son défenseur confraternel et, de l’autre, l’avocat de l’employeur. Et les sanctions peuvent tomber. Selon le Dr Dominique Huez, ancien médecin du travail chez Électricité de France (EDF) et vice-président de l’association Santé et médecine du travail, de « 20 % à 35 % des médecins visés par une plainte passent devant la chambre disciplinaire. C’est un pouvoir juridique disciplinaire, un pouvoir d’exception », qui pose une série de problèmes.

Ces instances devraient en principe recourir au service d’un médecin expert qui aurait accès aux éléments des deux parties mais, à la connaissance du Dr Carré, ce n’est, en pratique, jamais effectué… « Le premier rôle de l’ordre, c’est d’être le gardien de la déontologie, il n’a aucun rôle d’expert et d’enquête, il fait avec ce qu’il a, rétorque le Dr Nassoy-Stehlin. Je comprends cette critique car les missions et les écrits du médecin du travail sont difficiles à saisir. Les chambres disciplinaires sont composées de médecins et de magistrats, mais rares sont les médecins du travail… Il en faudrait davantage, c’est vrai. »

Les sanctions s’appuient la plupart du temps sur « des interprétations très partiales du code de déontologie médicale, souligne le Dr Huez. Les jugements des chambres disciplinaires ne sont accessibles à personne, hors le médecin accusé, qui reçoit la décision motivée ». L’employeur pourrait par ailleurs recourir à d’autres procédures pour contester un certificat médical, comme la saisine des prud’hommes — qui rendraient un avis « technique » à l’inspection du travail avant qu’elle ne tranche — ou celle du juge pénal pour dénonciation calomnieuse : une expertise serait alors commanditée et menée dans le cadre d’une instruction en bonne et due forme. « Mais les employeurs préfèrent saisir l’ordre précisément parce qu’il n’y a pas d’instruction », assure M. Huez.

Marathon judiciaire

En outre, dès l’étape dite de « conciliation », le médecin ne peut établir le sérieux du certificat sans communiquer des éléments vécus et exprimés par le salarié relevant du secret médical. Ce qui peut lui valoir un an de prison et 15 000 euros d’amende. « L’employeur n’a pas à savoir tous les antécédents de la victime. L’ordre ne prend pas en compte l’atteinte au droit de la défense liée par le secret médical. Le médecin se retrouve dans une impasse », déplore Me Jean-Paul Teissonnière, avocat de médecins attaqués par les employeurs. Et pour persévérer, il faut des moyens. Les professionnels de santé assurent tous les frais de procédure, qui peuvent s’étaler sur plusieurs années s’ils saisissent le Conseil d’État ou la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Ce fut le cas pour le Dr Huez, poursuivi par Orys, un sous-traitant d’EDF, à cause d’un certificat rédigé fin 2011 dans lequel il faisait le lien entre la dépression d’un soudeur de la centrale nucléaire de Chinon (Indre-et-Loire) et son poste. Le salarié travaillait à la maintenance électrique des moteurs et avait déjà exercé un droit de retrait en raison de la chaleur excessive et d’une crainte de contamination à l’amiante. La CEDH lui a donné raison après dix ans de procédure. Pour Mme Djemil, ce seront six longues et épuisantes années, de 2012, date de la conciliation, jusqu’à la révision de sa sanction en appel en 2017. « J’ai redit devant l’instance disciplinaire nationale l’ensemble de mes arguments depuis la conciliation. Les débats étaient durs, mais j’ai tenu bon, jusqu’au bout », se remémore-t-elle.

Cette justice a des conséquences pour le médecin et le salarié concernés mais aussi pour l’ensemble des travailleurs. Il devient quasiment impossible d’obtenir, grâce à son médecin traitant, un certificat médical afin d’enclencher les démarches de reconnaissance en maladie professionnelle des cancers (4). Comme l’explique la Dre Djemil : « Tout le monde pâtit de cette manière de terroriser dès le départ, pour empêcher d’établir les liens entre le travail et la santé des salariés : les médecins, les patients, la recherche sur les maladies, la prévention des risques psychosociaux, les futurs morts au travail… »



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