Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône), reportage
Sa terre est meuble comme un matelas moelleux. Thierry Gozzerino traverse son champ de poireaux et met ses mains dans un rang de patates douces pour en récolter une de la taille d’un ballon de rugby. « J’ai un taux de matières organiques dans mon sol à 6,5 %, c’est extraordinaire ! » dit-il avec émerveillement, les yeux rieurs, ses cheveux trop longs pour tous rentrer dans sa casquette. Le résultat d’un travail de longue haleine pour l’agriculteur de 48 ans, coprésident des Paniers marseillais, qui a totalement changé de modèle en 2007 en convertissant son exploitation à l’agriculture biologique.
À la tête d’une ferme de 6 hectares à Salon-de-Provence dans la Crau verte, plaine fertile entre la Camargue et l’étang de Berre, le maraîcher produit désormais, avec l’appui de cinq salariés à l’année, une cinquantaine de variétés de légumes par an à destination de 460 familles adhérentes au réseau des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap).
Sa certification bio en péril
En mai dernier, lors d’un contrôle inopiné de son organisme certicateur Ecocert, une inspectrice a constaté un risque de contamination de ses parcelles « par les ruisseaux », remettant en cause son label bio. « Elle a observé de l’herbe jaunie dans les canaux d’irrigation qui longent les parcelles de mes voisins, des traces caractéristiques de l’utilisation de glyphosate », explique Thierry Gozzerino.
Les prairies alentour étaient alors inondées selon la tradition d’irrigation par submersion pratiquée depuis le XVIe siècle dans la plaine de la Crau. Pour l’organisme Ecocert, le glyphosate des parcelles voisines pourrait bien finir par écoulement naturel dans son forage. « Certains agriculteurs ont vu leur certification sauter pour cela. Je dois faire des analyses complémentaires, mais j’ai peur des résultats », avoue-t-il, l’air grave.
Cela fait plusieurs années que l’agriculteur interpelle ses voisins, les élus locaux et la chambre d’agriculture des Bouches-du-Rhône, photos à l’appui, sur l’utilisation de désherbants chimiques dans les fossés et canaux qui sillonnent par centaines la plaine de la Crau. « Je savais que c’était un sujet sensible. J’y suis donc allé en douceur en demandant à ce que ce soit mis à l’ordre du jour de la commission agricole du quartier en 2020. » En vain. En 2021, des clients venant chercher leur panier de légumes sur sa ferme lui ont signalé des traitements réalisés depuis le bord des routes.
Pour faire changer les pratiques, Thierry Gozzerino a invité ses voisins pour échanger sur le travail du sol et les alternatives aux molécules chimiques. Il leur a proposé de signer une charte pour qu’ils s’engagent à ne plus utiliser de désherbants de synthèse. Sans plus de succès. Il est même allé jusqu’à leur mettre à disposition gratuitement de l’acide pélargonique. Ce désherbant est, selon lui, « moins impactant que le glyphosate ».
Une plainte contre X déposée
Entre deux haies de cyprès, Thierry enjambe le canal enherbé qui longe son terrain. « Moi aussi, j’ai utilisé du glyphosate à mes débuts. On me disait de traiter, je le faisais. Je me retrouve exactement dans la peau de ces gars-là. »
Thierry Gozzerino fait référence aux dix agriculteurs auditionnés ces derniers mois par l’Office français de la biodiversité (OFB) à la demande du parquet d’Aix-en-Provence. Ils sont suspectés d’avoir pulvérisé du glyphosate alors que la réglementation l’interdit dans les canaux et fossés d’irrigation reliés au réseau hydrographique. Une plainte contre X a été déposée par France Nature Environnement (FNE) Bouches-du-Rhône et Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca) le 5 juin pour non-respect de ces zones de non-traitement.
« On m’a dit qu’on allait
“s’occuper” de moi »
La plainte mentionne Thierry Gozzerino comme lanceur d’alerte. Depuis, il est la cible d’intimidations et d’appels téléphoniques menaçants. « On m’a dit qu’on allait “s’occuper” de moi. J’ai dormi quelques nuits dans ma caravane parce que je n’avais pas envie qu’on me brûle mon hangar. » Le 12 juillet, il a déposé une main courante pour menaces et injures. « Je suis traité de “délateur”. Mais, moi, je suis persuadé que je sauve des vies. »
« Ce n’est pas normal que Thierry endosse seul les risques. C’est un lanceur d’alerte et nous considérons qu’il a parlé en notre nom », réagit Laurence Suzanne, coprésidente des Paniers marseillais, un réseau d’Amap qui fournit 5 500 adhérents en fruits et légumes à Marseille.
L’association a sollicité un rendez-vous avec le président de la chambre d’agriculture des Bouches-du-Rhône, Patrick Lévêque, « afin d’apaiser la situation ». Ce dernier refuse, jugeant le moment inopportun en raison des élections professionnelles agricoles de janvier prochain.
Une génération d’agriculteurs « tombée comme des mouches »
Rien ne prédestinait Thierry Gozzerino à devenir un défenseur chevronné de l’agriculture biologique. Fils et petit-fils de paysan d’origine italienne, il se revoit derrière le tracteur de son père « en train d’enfouir des produits chimiques dans le sol ». Une fois installé à son compte, il a poursuivi sur le même fonctionnement en monoculture : salade en hiver, tomate en été. Alors qu’il frôle la faillite en 2005, il se tourne vers le bio et la vente directe avant tout dans l’espoir de trouver un modèle économique rémunérateur.
Son regard se fige au moment d’évoquer les gens autour de lui tombés malades. Cancer de la prostate, lymphome, leucémie, parkinson. Dans sa famille, c’était l’hécatombe. Son père est mort en 2012 d’un lymphome reconnu comme maladie professionnelle par la Mutualité sociale agricole (MSA) en raison de son exposition aux pesticides. « Le seul de mes quatre oncles encore en vie est celui qui a arrêté l’agriculture à 40 ans. Nous avons clairement une génération qui est tombée comme des mouches. »
Pourtant, le sujet des pesticides est resté un gros tabou. « À la maison on ne parlait jamais d’agriculture chimique ! Mon père était juste content que je sois passé en bio. » Lors de sa dernière formation Certiphyto — certificat obligatoire pour utiliser des herbicides, fongicides et insecticides —, il a observé des agriculteurs « se boucher physiquement les oreilles quand la formatrice évoquait les maladies provoquées par les produits phytosanitaires ».
« Contrairement au problème de l’amiante dans l’industrie, où les autorités ont fini par réagir, quand il s’agit des agriculteurs personne ne bouge. On continue d’autoriser des molécules qui nous tuent à petit feu, j’en veux aux décideurs politiques de laisser-faire », appuie Thierry.
Responsabilité envers ses adhérents
Lui est déterminé à mettre le sujet sur la place publique. Le fourgon rempli de légumes et les mains incrustées de terre sur son volant, Thierry regarde par la fenêtre la trentaine « d’Amapiens » qui l’attend sous les lampadaires d’un parking à Martigues. « Vous allez voir, ils sont horribles », rit-il, jamais avide d’une blague, avant de se reprendre : « Je les adore ! »
L’agriculteur ne cache rien à ses adhérents : sa certification bio menacée, sa maladie de la thyroïde liée à son exposition aux pesticides, les malades autour de lui… « C’est révoltant, réagit Catherine Dumont, membre de l’Amap de Martigues depuis vingt ans. Le pire serait que son alerte retombe comme un soufflet, que tout le monde passe à autre chose. »
L’adhérente a signé la pétition du collectif Zéro phyto dans nos canaux. Ce dernier, formé par des adhérents du réseau des Amap de Provence en juillet, espère « alerter, échanger et présenter des alternatives au glyphosate ». Une réunion avec des agriculteurs de la Crau sur le sujet est prévue le 29 novembre prochain.
Pour l’adjointe à l’agriculture et à l’urbanisme de Salon-de-Provence, Marylène Bonfillon, contactée par Reporterre, l’utilisation de glyphosate dans les canaux reste très marginale : « La grande majorité des agriculteurs utilisent le focardage mécanique pour les désherber. Et nous avons une eau de bonne qualité. Ceux qui utilisent le glyphosate étaient très étonnés que l’on remette en cause leur pratique. Ils pensaient que c’était autorisé. »
La question des herbicides dans les canaux d’irrigation est un sujet sensible. L’irrigation gravitaire, utilisée pour la production du foin de Crau, permet le remplissage à 70 % de la nappe qui alimente en eau potable 300 000 personnes selon le syndicat Symcrau. Personne ne veut entacher l’image des producteurs de l’AOP Foin de Crau dans un contexte de révolte agricole sous le slogan « On marche sur la tête ». Thierry, qui participait au blocage de l’autoroute en janvier dernier, aime bien cette formule : « La sémantique du “on” intègre celui qui le scande. Le monde agricole doit aussi être capable de se remettre en question. »