L’Empire perd le moral, par Baptiste Dericquebourg (Le Monde diplomatique, mai 2023)


Grâce à la plume savante et alerte d’Abir Mukherjee, le Bengale de l’entre-deux-guerres reprend vie, à travers des intrigues qui mêlent habilement crimes sordides et petits complots, sur fond de grande politique. Depuis 2016 et L’Attaque du Calcutta-Darjeeling, sa série, débutant en 1919, reprend les mêmes personnages centraux, évoluant au fil des années (1). L’Écossais, dont la famille est originaire du Bengale, dépeint une société en pleine transformation et pourtant immuable par certains aspects. Dans ce troisième épisode, Sam Wyndham, policier anglais opiomane et tourmenté, marqué par la guerre, et son assistant bengali Sat Banerjee, à l’impeccable accent d’Oxford, enquêtent sur le meurtre sauvage d’une infirmière, indigène originaire de Goa, tout en surveillant la montée en puissance de l’agitation anticoloniale guidée par Mohandas Karamchand Gandhi. Mais les cadavres se multiplient bientôt dans Calcutta. L’ombre de Jack l’Éventreur plane sur la ville de la déesse Kali… Pour compliquer encore les affaires de Sam Wyndham, l’organisation d’une visite officielle du prince de Galles lui est bientôt confiée.

Dans l’enchevêtrement de ce fait divers imaginaire et de cette grande page de l’histoire de l’Inde, Mukherjee fait apercevoir la diversité et les intenses contradictions qui travaillent le sous-continent sous administration britannique. Ici, c’est sur la démoralisation de l’Empire devant la forme originale de lutte impulsée par Gandhi qu’il met l’accent : « On a parfois l’impression que toute la lutte non violente n’est qu’un long match international de cricket où nous maintenons obstinément notre position de batteur face aux Indiens qui nous lancent toutes sortes de balles sur un terrain inégal. » À la longue, la lutte non violente sape la raison d’être même de l’Empire : « Nous ne pouvons dominer l’Inde que par la force des armes, mais la force est inefficace contre un peuple qui ne contre-attaque pas ; parce que vous ne pouvez pas tuer sans tuer aussi une part de vous-même. C’est un dilemme que nous n’avons jamais été capables de résoudre. » Ce sentiment de temps suspendu tout autant que de la lente mais irrésistible puissance du soulèvement d’un peuple donne sa force au roman. Assassins, policiers, services secrets, trafiquants d’opium, petits profiteurs, traîtres à la cause ou meneurs charismatiques se fraient un chemin entre violence et pacifisme.

Cette confrontation ambiguë est incarnée avec humour et finesse dans le duo attachant que forment l’officier britannique, dont les convictions colonialistes sont chancelantes, et son assistant indigène, au flegme très british, aussi fidèle à l’ordre du Raj qu’au peuple qui s’en émancipe. Le tandem traditionnel du roman policier se coule ainsi d’une façon originale dans le roman historique, et Mukherjee montre tout le parti que peut tirer un écrivain inventif de genres encore parfois considérés comme mineurs ou populaires.



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