Horrifique, fantastique, politique , par Bernard Daguerre (Le Monde diplomatique, mai 2023)


Les livres de Mariana Enríquez paraissent en France dans le désordre. Ses premières nouvelles publiées en 2009 en espagnol viennent d’être traduites alors que deux de ses œuvres nettement plus récentes l’avaient déjà été (1). Cela ne serait pas pour déplaire à cette auteure argentine qui aime dilater le temps de la narration et joue souvent à saute-mouton avec la chronologie. Certains de ses récits sont comme la matière qu’ils traitent, ténus, impalpables, à la lisière de l’existence. Des histoires de fantôme et des fantômes d’histoire. Prenons la spectrale narratrice de la nouvelle Le Mirador : elle erre dans les couloirs d’un hôtel aussi inquiétant que celui de Shining (1980), le film de Stanley Kubrick. Elle jette son dévolu sur la fragile Elina, une pensionnaire fuyant un passé traumatique qui l’a amenée à suspendre en plein vol ses cours et à passer par une clinique psychiatrique pour finir par se scarifier dans sa chambre. Mais que faire de cette proie ? Mystère d’une fin abrupte, sans explication, comme nombre des douze contes du recueil.

On y passe du quasi-contemplatif au plus cruel : jeunes filles fans d’un chanteur jusque dans sa tombe (Viande), amour sensuel des battements de cœur de l’être aimé (Où es-tu mon cœur), lointain écho au conte d’Edgar Allan Poe Le Cœur révélateur… Au plus profond de la diversité de ces voix règne pourtant une double unité : de forme et de secrète thématique. Le cocasse et le bizarre sont comme tapis dans la simplicité, l’horreur se glisse avec une sorte de fluidité naturelle. Les héroïnes sont pour la plupart des femmes, jeunes ; la présence de la gent masculine, qui se densifiera dans les œuvres suivantes, est rare. Mais, surtout, ces histoires de disparitions, d’absences et de revenants font comme un va-et-vient entre le présent censé être normal et le passé qui l’attaque.

L’étrange fascination des vivantes pour les morts se double d’un devoir de mémoire : elles sont là aussi pour témoigner à la place de ceux à qui la parole a été enlevée par une mort violente. Dans Les Petits Revenants, Mechi, la jeune archiviste du centre de recherche des enfants perdus de Buenos Aires, voit resurgir les disparus, littéralement ressuscités des ruines de la prison de Caseros, où les opposants à la dictature (1976-1983) furent jadis emprisonnés ; le lieu est devenu un mouroir où fugueurs, « camés » et jeunes prostituées tentent de survivre. Les puissances chtoniennes à l’œuvre se manifestent aussi, symboliquement, dans le lieu de travail de Mechi, situé sous un nœud autoroutier, bruyant et polluant. Dans Quand on parlait avec les morts, des adolescentes évoquent l’esprit de ceux qui sont morts sous la dictature du général Jorge Rafael Videla (jusqu’en 1981), sauf une qui, n’ayant pas de disparu de ce genre à présenter à ses copines, le crée. Ailleurs (Rambla triste), ce sont les morts de la guerre civile espagnole (1936-1939) qui s’invitent. Enríquez, née en 1973, déploie pour son peuple de l’ombre un étonnant « gothique » moderne, où remuent histoire et politique. Le romancier Kazuo Ishiguro l’a saluée avec enthousiasme. Il ne sera pas le seul.



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