Anxiété stratégique en Indo-Pacifique, par Martine Bulard (Le Monde diplomatique, mai 2023)


Jusqu’alors totalement inconnu des têtes pensantes de la diplomatie, le concept d’Indo-Pacifique a fait une entrée en fanfare dans le monde des relations internationales au milieu des années 2000. Il outille désormais toutes les chancelleries. Certaines sont alignées sur la doctrine des États-Unis ; d’autres présentent quelques nuances. Toutes ont la Chine en ligne de mire.

Comment est-on passé de l’Asie-Pacifique, qui désignait une région, à l’Indo-Pacifique, qui définit un cadre stratégique ? La chercheuse de l’Institut français de géopolitique Isabelle Saint-Mézard retrace l’histoire de cette nouvelle construction (1). « L’Indo-Pacifique, écrit-elle, est une entité géographique qui se forme, se crée, s’imagine dans et par le discours de certaines élites gouvernementales. (…) Il a une vocation performative, c’est-à-dire qu’il entend faire advenir ce qu’il annonce. » Dans un ouvrage très pédagogique, l’auteure distingue les États fondateurs, les convertis et les réfractaires. Parmi les premiers figurent le Japon, qui, dès 2006-2007, a utilisé la formule pour justifier le rapprochement politique avec l’Inde face à Pékin, puis les États-Unis, qui en sont désormais les chefs de file, ainsi que l’Australie. L’Indonésie et la Nouvelle-Zélande ont été gagnées à cette stratégie. Elles seront sans doute bientôt rejointes par la Corée du Sud, dont le nouveau président conservateur, M. Yoon Suk-yeol, veut renforcer les liens avec Tokyo et Washington. Nul ne sera surpris de compter la Chine et la Russie au rang des réfractaires. Entre les deux, beaucoup d’hésitants, comme la Malaisie, les États insulaires du Pacifique…

En fait, explique Saint-Mézard, « les États les plus investis dans le maintien de l’ordre international construit par les États-Unis en Asie éprouvent, face à la Chine, un type d’inquiétude particulier (…) qui touche à l’“être ontologique” des États, c’est-à-dire à leur identité, et plus encore à leur image d’eux-mêmes, à l’histoire qu’ils se racontent d’eux-mêmes ». Ce qu’elle appelle, à la suite du spécialiste chinois des relations internationales Pan Chengxin, l’« anxiété stratégique », et qui lui permet de passer au crible l’attitude de chacun de ces grands acteurs.

De son côté, Paco Milhiet, enseignant-chercheur à l’École de l’air, centre son ouvrage sur la politique française dans la région (2). Avec la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) du monde, grâce à ses départements, régions et collectivités d’outre-mer (DROM-COM), la France aurait l’occasion de s’affirmer comme « une puissance d’équilibre », montre Milhiet. On en est loin. Et cela laisse des marges de manœuvre à la Chine, qui y investit massivement. « Vous ne pouvez pas être français le lundi et chinois le mardi », lançait le président Emmanuel Macron à des responsables polynésiens en 2021. Sans grande efficacité.

C’est à partir du Japon, où il vit, qu’Hervé Couraye analyse, lui, la rivalité entre Pékin et Washington (3), dans laquelle Tokyo est directement impliqué. À travers les chroniques qu’il a publiées dans diverses revues, il suit cet affrontement et constate surtout la dégradation dangereuse du climat diplomatique.



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