Et si, près de chez nous, de nouvelles formes de relation au vivant se construisaient déjà ? Après avoir étudié les peuples autochtones au Mexique, l’anthropologue Jean Foyer est rentré en France et a passé cinq ans auprès des vignerons en biodynamie de l’Anjou.
Issue de conférences données en 1924 par l’auteur et occultiste Rudolph Steiner, la biodynamie propose une approche agricole qui abandonne les intrants chimiques, envisage la ferme comme un organisme complet intégrant polyculture et élevage, et s’appuie sur des principes ésotériques.
Parmi ses pratiques singulières : enterrer des cornes remplies de bouse de vache, utiliser des préparations dites « dynamisées » ainsi que la croyance dans le respect de certains « cycles cosmiques ». Les agriculteurs qui s’en réclament peuvent demander les labels Demeter ou Biodyvin.
De ses 94 entretiens, dont 56 avec des vignerons et vigneronnes, Jean Foyer a tiré un ouvrage intitulé Les Êtres de la vigne (éd. Wildproject), qui étudie comment, dans un petit coin de France, des modes de relation à la nature alternatifs à ce que propose la modernité occidentale se développent déjà.
Reporterre — Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux vignerons en biodynamie ?
Jean Foyer — Je cherchais chez moi, en France, des rapports à la nature et aux savoirs qui pouvaient ressembler à ce que j’avais observé au Mexique, dans les relations aux plantes et notamment au maïs. J’avais l’intuition que les biodynamistes pouvaient, dans certains cas, avoir des modes de relation à la nature et aux savoirs que l’on trouve plutôt dans des pays non occidentaux, ne relevant pas du naturalisme.
Le naturalisme est le mode de rapport au monde qui prédomine en Occident depuis le XVIᵉ siècle — enfin cela dépend des couches sociales — et qui instaure une séparation très claire entre le monde des humains et le monde de la nature.
Rudolph Steiner est aussi le fondateur de l’anthroposophie. Cette doctrine spirituelle considérée comme pseudoscientifique est régulièrement accusé de dérives sectaires. Pourquoi vous êtes-vous malgré cela intéressé aux vignerons en biodynamie en Anjou ?
La démarche anthropologique consiste à se frotter à la complexité des pratiques et à essayer d’expliciter l’altérité. C’est ce que j’ai essayé de faire avec cette enquête sur le long cours auprès des vignerons en biodynamie. L’anthroposophie et la biodynamie ont des caractères étranges, au sens où cela fonctionne sur des codes différents du nôtre.
Par ailleurs, pour nous, ce qui fait preuve en anthropologie, comme chez les vignerons d’ailleurs, c’est l’expérience et les données de terrain. Je n’ai rien vu sur mon terrain qui puisse s’apparenter à des dérives sectaires, que ce soit de l’emprise mentale ou de la manipulation financière.
Au contraire, j’ai rencontré des gens souvent originaux, mais très pragmatiques. Bien avant que d’être biodynamistes, ce sont des vignerons, dont le but est de produire du vin, et qui doivent gérer des entreprises.
Avec ses pratiques ésotériques, la biodynamie semble aller à l’opposé d’une démarche scientifique et agronomique. Comment ces vignerons que vous décrivez comme très pragmatiques en viennent à adopter ces pratiques ?
Il y a des façons de s’approprier la biodynamie qui sont extrêmement diverses. La plus technique va se limiter à passer des préparats, à prendre en compte les cycles cosmiques et à essayer de diversifier les productions. Et puis certains, au bout d’un long moment d’appropriation, vont aborder son versant spirituel.
Beaucoup de vignerons m’ont dit avoir décidé de s’intéresser à la biodynamie pour des questions œnologiques, parce qu’ils trouvaient que les vins en biodynamie avaient quelque chose de plus. D’autres, pour aller plus loin dans la démarche écologique. Certains par curiosité et goût de l’expérimentation aussi. Ils essayent. Ils vont puiser dans ce qui fait sens pour eux.
Que ce soit des savoirs paysans, des savoirs scientifiques — les vignerons en biodynamie ont très souvent une excellente culture scientifique dans des domaines variés comme la géologie, la pédologie [étude des sols], la botanique ou la biochimie — et éventuellement dans ces savoirs ésotériques, s’ils considèrent que ça apporte quelque chose à leur culture ou à leur vin. S’ils ne voyaient pas d’effets bénéfiques, ils arrêteraient.
Quel type de rapport au vivant particulier avez-vous observé chez ces vignerons ?
C’est là que le mot biodynamie est éclairant. Il ne vient pas de Steiner, d’ailleurs, mais a été développé après. « Bio » renvoie à la partie physique du vivant, et « dynamique » à la vision non fixiste du vivant, qui n’est pas réduit au rang d’objet que l’on fait produire.
Ces vignerons envisagent la plante comme en mouvement. C’est-à-dire que quand on plante ou taille une vigne, on essaye d’imaginer comment elle va évoluer, selon quel mouvement, et à vouloir s’accorder à ce mouvement, ces rythmes.
La plupart du temps, ces vignerons sont dans un rapport naturaliste moderne au vivant, mais qui est quand même différent du rapport urbain dominant. Ils sont beaucoup plus exposés au vivant, passent énormément de temps au contact de la vigne. J’appelle cela un naturalisme de proximité, marqué par une profonde logique écologique.
Comment cela se traduit de façon concrète dans les pratiques des vignerons ?
Sur la vie des sols, par exemple, les biodynamistes ont été les premiers à réenherber les vignes, à valoriser tout ce qui est flore et faune auxiliaire et les équilibres entre les différentes plantes. Il y a une philosophie de la cohabitation avec la diversité du vivant et la recherche d’un équilibre entre hommes, animaux et végétaux.
Je pense que l’une des grandes efficacités de la biodynamie, c’est le surplus d’attention auquel sa pratique donne lieu. Le fait d’être attentif à la vie des sols, aux cycles cosmiques, à ce qu’il se passe entre les espèces dans le vignoble.
On est dans le care entendu comme surplus d’attention, mais aussi comme soin, notamment avec l’utilisation de tisanes ou de décoctions pour soigner. Il y a un côté expérimental et avant-gardiste. Par exemple, là où l’agriculture biologique utilise du cuivre pour lutter contre le mildiou, certains biodynamistes commencent à tester des microdosages.
Vous décrivez les stages auxquels vous avez participé, où l’on essaye de percevoir l’énergie de telle ou telle préparation, voire de percevoir la présence d’esprit comme les êtres de l’eau ou de l’air…
C’est d’une certaine manière le stade le plus poussé. Mais la plupart des vignerons ne vont pas jusque-là. Certains travaillent avec l’énergie du vivant, s’ouvrent à cette dimension-là en utilisant des pendules ou en utilisant leur corps comme capteur de cette énergie. Cela fait écho à d’autres pratiques rurales classiques qui sont celles des magnétiseurs ou des rebouteux. La biodynamie puise aussi dans ce terreau, qui existait bien avant elle.
Le cas de la biodynamie montre-t-il que, dans notre modernité occidentale, des rapports alternatifs au vivant continuent d’exister à bas bruit ?
C’est ce que j’essaye d’exprimer à travers l’idée de modernité alternative. Même dans la modernité, différents courants ésotériques comme l’alchimie ont continué d’exister. Concrètement, dans les campagnes, on a aussi continué à faire référence aux énergies, aux vibrations, à travers par exemple les rebouteux ou les sourciers.
La vision matérialiste est arrivée dans une forme d’impasse, à ne considérer par exemple les sols que sous la forme de formules chimiques. On est en recherche de nouvelles formes de relation au vivant, en puisant dans ce qui existait tout en le réinventant.
La biodynamie cherche en quelque sorte à réanimer le monde, à la fois de manière biologique, en réponse à la crise écologique et aussi de façon quasi animiste, par le retour à des conceptions spirituelles où l’environnement est animé par des flux d’énergie ou des esprits.
Elle est une forme parmi d’autres de réponse à la crise écologique et à la perte de sens provoquée par la modernité. C’est une forme de retour de deux grands refoulés de la modernité que sont la nature et les esprits.
La recherche de réponse à la crise écologique s’accompagnerait donc d’une dimension spirituelle…
La rationalité instrumentale de la modernité a contribué à assécher le monde d’un point de vue à la fois symbolique et matériel. En réponse à cela, on constate à la fois une écologisation des grandes spiritualités — je pense par exemple à l’encyclique Laudato si — mais aussi une spiritualisation des écologies. On le voit également dans les développements des nouvelles formes de spiritualité — par exemple les références aux sorcières dans le féminisme — que l’on tend à ranger de manière un petit peu facile sous la catégorie new age.
Je constate une multiplication de phénomènes socioanthropologiques qui vont vers cette mise en rapport des dimensions écologiques et spirituelles. La biodynamie n’est qu’une manifestation parmi tant d’autres de ce croisement.
Dans un pays rationaliste comme la France, qui est quand même le berceau aussi du positivisme, du scientisme, il est compliqué d’aborder ces dimensions spirituelles qui ne sont pas d’ailleurs évidentes pour tout le monde, y compris chez les biodynamistes. Il y a des pratiques tout à fait laïques de la biodynamie. La biodynamie est beaucoup moins questionnée dans d’autres pays comme l’Allemagne ou les pays anglo-saxons, où il n’y a pas cette culture de la laïcité, de l’universalisme.
Pour vous, ce croisement entre écologie et spiritualité est un axe de recherche important des sciences sociales pour les années à venir ?
Bien sûr, c’est extrêmement important à étudier, sinon on se prive de comprendre pourquoi 800 ou même 900 domaines viticoles, et parmi eux les plus renommés, se sont mis en une vingtaine d’années à ces pratiques. Ce serait une attitude non scientifique de se dire que, parce que ces pratiques sont marginales, ne cadrent pas avec notre façon de penser, et qu’il y aurait des risques de dérives sectaires, on ne s’y intéresse pas. Pareil avec les nouveaux mouvements religieux.
Pour comprendre ces évolutions sociales, il faut au contraire aller les étudier plutôt que de les considérer comme des croyances irrationnelles. Les croyances, quand elles sont pratiquées loin de chez nous, ont un côté exotique qui dérange moins. Mais quand c’est chez nous, cela devient gênant. En tant qu’anthropologue, mon travail est de rendre compte de cette altérité d’autant plus intéressante qu’elle est proche, avec un maximum de finesse et de complexité.
legende