La victoire du serpent, par Jean-Arnault Dérens (Le Monde diplomatique, mai 2023)


Avoir grandi durant les dernières années d’une dictature à bout de souffle tout en étant la petite-fille d’un ancien « politicien bourgeois », et enseigner aujourd’hui le marxisme à la London School of Economics… Tel est l’étonnant tour de force réalisé par Lea Ypi, qu’elle raconte dans une évocation douce-amère de son enfance et de son adolescence, contemporaine du délitement du paranoïaque régime albanais et des premiers pas du pays sur le chaotique chemin de la « transition » (1). Un livre né comme un essai d’« autothéorie », Lea Ypi ayant reçu la commande d’un ouvrage grand public sur la notion de liberté. L’histoire commence en 1990, cinq ans après la mort d’Enver Hodja (1908-1985), le fondateur du socialisme albanais, qui rompit successivement avec la Yougoslavie de Josip Broz, dit Tito (1948), l’URSS de Nikita Khrouchtchev (1961) puis la Chine postmaoïste (1979). La dictature vit ses derniers mois. Nombre d’Albanais se ruent dans les rares ambassades étrangères, ou prennent d’assaut les bateaux dans le port de Durrës pour tenter de gagner l’Italie ; et le Parti du travail (PPSH), parti jusqu’alors unique, finit par concéder les premières élections multipartites, qu’il parvient d’ailleurs à remporter… La narratrice a 11 ans. Elle se considère comme parfaitement libre. Fière d’être une « pionnière d’Enver », elle adhère pleinement au discours de propagande. Ses parents quant à eux espèrent la chute du régime — sa mère deviendra une active militante du Parti démocratique (PD).

Le nom de la famille n’est pas simple à porter, mais la jeune Lea dément en toute sincérité, face à ses camarades d’école, le moindre lien avec Xhafer Ypi (1880-1940), plusieurs fois ministre et chef du gouvernement au début des années 1920. C’était son grand-père. Elle ne l’a pas connu mais c’est lui qui vaut à la famille d’avoir le statut d’« ennemi de classe ». Le récit se poursuit jusqu’en 1997, quand l’Albanie postcommuniste manque sombrer dans la guerre civile (2). Pour Lea Ypi, le pays a vécu deux effondrements successifs, en 1990 et en 1997, et, si les Albanais n’étaient pas libres avant 1990, ils ne l’ont sûrement pas été plus par la suite…

Cette thématique de la liberté, Pajtim Statovci choisit un ton beaucoup plus sombre pour l’évoquer, lui qui est né au Kosovo en 1990 et a émigré deux ans plus tard avec sa famille en Finlande. Comme beaucoup d’auteurs des diasporas balkaniques, il a choisi la langue de son pays d’adoption. On pourrait citer, par exemple, l’écrivain allemand d’origine bosnienne Saša Aleksić, Velibor čolić, qui a choisi le français après avoir commencé son œuvre en serbo-croate, ou encore l’Albanaise Ornela Vorpsi, qui écrit aujourd’hui en français après avoir rédigé ses premiers livres en italien. Dans Bolla, le troisième roman de Statovci (3), Arsim, le héros, est un Albanais dans un pays soumis à la chape de plomb du régime de Belgrade — on est en 1995. Il tombe amoureux de Miloć, un jeune Serbe. Leur relation sera clandestine, splendide et brève. La guerre arrive, Arsim se réfugie à l’étranger avec son épouse et leur premier enfant. Là, il est condamné pour relations sexuelles avec un mineur puis expulsé vers le Kosovo d’après-guerre, théoriquement « libéré ». Il ne reconnaît plus rien. Dans le folklore albanais, la Bolla est un serpent tentateur et dévastateur : il n’en finit pas de ronger de l’intérieur les destins et les rêves de personnages ballottés par l’histoire.



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