Notre journaliste Marie Astier a un grand potager, chez elle, dans les Cévennes. Dans cette chronique, elle livre astuces et réflexions parce que jardiner… c’est politique.
Du haut de mon olivier, je me sens forte, libre, apaisée. Concentrée, je glisse ses fruits dans mon sac. Je m’arrête de temps en temps pour me chauffer aux lumières de l’après-midi et admirer la plaine qui s’étend en dessous. Les heures passées dans ce petit pan de montagne sont précieuses, heureuses.
Mais pas très rentables, à première vue. Nous avons récolté quelques dizaines de kilos, obtenu neuf litres d’huile d’olive. Pour un terrain de 6 000 mètres carrés, même escarpé de murettes, autant dire que ce n’est pas un exploit de productivité.
On s’amuse avec mon compagnon à faire des multiplications, à prendre comme référence le prix élevé d’un litre d’huile d’olive bio française – 20 ou 25 euros. Rien n’y fait. Même si dans quelques années, à force de greffage, taille, apport de fumier et lutte contre les broussailles, nous réussissons à redonner à ce terrain sa productivité d’antan, nous n’arriverons jamais à une production dont la valeur monétaire est au moins égale à celle de nos heures de travail.
« Si nous continuons, ce n’est pas par rationalité économique, c’est parce que nous faisons bien plus que produire »
Ce constat peut être fait pour beaucoup de nos productions. La compote de pommes, par exemple (ou plutôt purée, puisque nous n’ajoutons pas de sucre). Nous avons fabriqué fin août, en un après-midi, avec les voisins, une centaine de litres. L’équivalent de 400 euros, qui ont pris environ quatre heures à six personnes. Auxquelles il faut ajouter le ramassage des fruits, l’entretien des pommiers… Là encore, le tarif horaire devient risible.
On peut aussi regarder le problème sous un autre angle. Combien dépenserions-nous en fruits et légumes si nous n’avions pas de jardin ? Cent, cent-cinquante euros par mois ? Ce n’est pas négligeable, mais pas à la hauteur des efforts et outils investis.
Difficile, donc, d’uniquement parler de production, et même d’autoproduction, concernant nos activités potagères et fruitières. Si nous continuons, ce n’est pas par rationalité économique, c’est parce que nous faisons bien plus que produire.
Les plantes sont des membres de la communauté
Je vous ai déjà parlé de tous les bienfaits du jardinage. Bonheur d’être dehors, stimulation d’être dans un autre rapport au temps, d’être en interaction constante avec tous ceux qui vivent sur ce terrain avec moi, de réfléchir sans cesse à comment améliorer notre relation.
Je suis en train de lire un ouvrage, issu d’une thèse, glissé par une collègue dans mon casier : Quand les plantes n’en font qu’à leur tête, de l’anthropologue Dusan Kazic. Il a étudié les relations avec les plantes d’une soixantaine d’agriculteurs. Ils enlacent leurs arbres, aiment leurs légumes, constatent que le blé se trouve mieux dans une partie du champ plutôt que l’autre, s’inquiètent des souffrances de leurs plants face à une maladie ou la chaleur…
« Aucun de ces paysans ne réduit les plantes à leurs dimensions productive et alimentaire », explique-t-il. Non, ils « animent » ces plantes, leur prêtent des ressentis. Les plantes sont des compagnes, des membres de la communauté, de leur réseau de sociabilité. Dans ce contexte, la notion de rendement à l’hectare, le froid calcul d’une relation uniquement économique, n’ont plus de sens.
Le cerisier est traité comme un ancien
Les plantes de mon jardin font effectivement partie des nouveaux cercles de relations que j’ai développé depuis que j’ai embrassé la vie campagnarde il y a sept ans. Pour moi qui suis de tempérament plutôt lent, tisser des relations avec les plantes me convient très bien. Elles me laissent le temps de les observer, d’apprendre à les connaître à mon rythme.
La roquette semée pour la première fois il y a un peu plus de quatre ans a régalé tellement de palais qu’elle fait désormais partie de la famille. Certaines gourmandes prennent de ses nouvelles régulièrement, presque comme on le fait des enfants. Le cerisier qui apparaît déjà comme vénérable sur les photos aériennes de 1950 est traité comme un ancien : il ne fait presque plus de cerises et ce n’est pas grave, sa seule présence est une belle histoire. Les oliviers, eux, connaissent cinq générations familiales, cela ne m’étonne pas que je me sente si forte dans leurs branches, portée par tant d’expérience.
Cet intense tissu relationnel n’a pas de prix, bien sûr. La satisfaction de mettre presque chaque jour dans l’assiette un peu de salade, patates, courges ou poireaux du jardin non plus. Quand je reviens de ma cueillette méridienne avec un bouquet de roquette, je le savoure déjà d’avance tout l’après-midi, bien avant le dîner.
« Avec les plantes, nous tissons des relations étroites, nous partageons des moments de vie »
Sommes-nous pour autant totalement détachés de toute intention productive ou économique ? Je ne peux répondre par un oui franc. La très médiocre récolte d’oignons doux cette année est quand même un sale coup, par exemple. On aurait aimé « produire » plus. Par ailleurs, chaque parcelle cultivée est enlevée à d’autres espèces. Il y a comme un devoir de la « valoriser » au mieux, de la rendre aussi utile que possible pour notre subsistance, sans bien sûr l’épuiser. Avoir un potager productif et écologique me semble être un noble but.
Difficile, donc, de se défaire du verbe « produire » et de ses dérivés. J’avais interrogé pour Reporterre la philosophe Catherine Larrère, qui proposait de « faire avec » la nature. C’était il y a plus de dix ans, j’ai envie d’aller aujourd’hui plus loin et de parler de « vivre avec ». Pour dire qu’avec les plantes — et bien d’autres — nous subsistons ensemble sur le même territoire, nous tissons des relations étroites, nous partageons des moments de vie.
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