L’Arménie en quête de soutien, par Constant Léon (Le Monde diplomatique, mai 2023)


À quatre heures de voiture d’Erevan, capitale de l’Arménie, la petite ville de Goris connaît une agitation inhabituelle. Cette porte d’entrée de la région du Siounik, dans le sud du pays, accueille, en ce début du mois de janvier, des centaines d’habitants du Haut-Karabakh. Peuplée d’Arméniens et située en territoire azerbaïdjanais, l’enclave se trouve depuis plusieurs mois coupée du reste du monde. Le 12 décembre 2022, de prétendus militants écologistes venus d’Azerbaïdjan ont installé leur campement en travers du corridor de Latchine, la seule voie qui relie le Haut-Karabakh à l’Arménie. Censée s’opposer à l’exploitation d’une mine d’or illégale, l’opération sert en réalité de paravent à un blocus orchestré par les militaires azerbaïdjanais.

Sur les hauteurs de la ville se dresse l’hôtel Goris. Près de la réception, des sacs sont empilés à côté des familles attendant d’être transférées vers un autre hôtel. Les nouvelles qui parviennent de leurs parents prisonniers de l’enclave suggèrent une crise humanitaire alarmante : les autorités locales y ont mis en place des tickets de rationnement pour la nourriture et répartissent au compte-gouttes les consommations d’électricité, de gaz et d’Internet pour faire face aux coupures régulières qu’impose Bakou (1). La plupart des écoles ont fermé. Le pied dans le plâtre, assise dans un canapé en cuir à l’entrée, Mariana, une habitante de Stepanakert, soupire : « J’ai hâte de rentrer. » Un vieux couple veut croire que « la route va rouvrir vite ». Les haut-parleurs diffusent de la musique traditionnelle arménienne pour soutenir le moral des convives au déjeuner.

L’étau se resserre autour du Haut-Karabakh, que Bakou entend ramener dans son giron. Durant la période soviétique, cette région bénéficiait d’un statut d’autonomie au sein de la république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Lors de l’implosion de l’URSS en 1991, le Haut-Karabakh proclame son indépendance, déclenchant la première guerre arméno-azerbaïdjanaise (1991-1994). En occupant sept districts adjacents de l’enclave, Erevan se place alors en situation de protecteur de l’entité sécessionniste, tout en exerçant de facto une tutelle sur son gouvernement local. Bakou dénonce une violation du droit international, qui reconnaît les frontières soviétiques comme base des nouveaux États indépendants. Mais, après des années d’enlisement du processus de paix et fort du soutien militaire de la Turquie, l’Azerbaïdjan décide en septembre 2020 de lancer son armée à la reconquête des territoires perdus.

Erevan déçu par Moscou

Sous la pression de Moscou, le président azerbaïdjanais Ilham Aliev renonce à se saisir de Stepanakert, capitale du Haut-Karabakh : le 9 novembre 2020, un accord de cessez-le-feu définitif signé par l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie autorise le déploiement d’une force d’interposition russe autour d’une enclave désormais amputée d’un tiers de sa superficie. Moscou dépêche 2 000 soldats, censés protéger 55 000 à 120 000 Arméniens du Haut-Karabakh (2) et assurer la sécurité du corridor de Latchine. Un coup de maître pour Moscou, qui réaffirme ainsi sa position de gendarme dans le Caucase, tout en marginalisant le groupe de Minsk (coprésidé par la Russie, les États-Unis et la France), chargé jusqu’alors du règlement du conflit.

Ce statu quo est désormais remis en cause. Les autorités azerbaïdjanaises ont déclaré que « la route n’est pas fermée à ceux qui ne veulent pas devenir citoyens de l’Azerbaïdjan ». Pour l’heure, seuls les véhicules de la Croix-Rouge internationale entrent et sortent de l’enclave. Beaucoup craignent que le corridor ne s’ouvre que pour un aller simple vers un exil définitif. « Les Azerbaïdjanais vont continuer à mettre la pression jusqu’à ce que la population sorte au compte-gouttes, les plus vulnérables en premier », analyse M. Valentin Mahou-Hekimian, coordinateur régional du Caucase du Sud pour l’association Médecins du monde. Le premier ministre arménien Nikol Pachinian estime, lui, que la politique de Bakou s’apparente à une « tentative de nettoyage ethnique ». Le 22 février, la Cour internationale de justice a ordonné à l’Azerbaïdjan d’assurer la libre circulation sur le couloir de Latchine.

Haut-Karabakh, un conflit réactivé

Haut-Karabakh, un conflit réactivé

Le blocus de Latchine a pour toile de fond la négociation d’un accord de paix global. En entravant cette voie d’accès vitale pour l’enclave du Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan cherche à tordre le bras d’Erevan au sujet d’un autre corridor, celui du Zanguezour, nom par lequel les Azerbaïdjanais désignent la région du Siounik. Ce couloir extraterritorial traversant le sud de l’Arménie permettrait de relier l’Azerbaïdjan à son enclave du Nakhitchevan et, au-delà, à la Turquie, son plus proche allié. « Nous allons mettre en place le corridor du Zanguezour, que l’Arménie le veuille ou non », avait prévenu M. Aliev dès 2021 (3). Pour Taline Papazian, chercheuse en sciences politiques à Sciences Po Aix, « l’objectif de l’Azerbaïdjan est d’obtenir un corridor en créant une équivalence artificielle entre l’enclave de l’Artsakh [nom arménien du Haut-Karabakh] et celle du Nakhitchevan ». Ainsi, le déblocage de l’un serait conditionné aux concessions d’Erevan sur l’autre.

Les Azerbaïdjanais ont d’abord exigé que les gardes-frontières arméniens se retirent du futur tronçon du Zanguezour au profit des forces russes, un recul de souveraineté auquel Erevan se refuse par crainte de voir Bakou pousser l’avantage plus loin. Car l’affaire dépasse la question du désenclavement des deux pays. Pour l’ancienne députée Tatevik Hayrapetyan, docteure en histoire, le corridor est « lié aux revendications territoriales de la Turquie et de l’Azerbaïdjan sur le Siounik. Ankara et Bakou appellent d’ailleurs ce territoire Azerbaïdjan de l’Ouest ». En février, Bakou a assoupli sa position en acceptant l’instauration de points de contrôle arméniens sur le corridor de Zanguezour, mais sans lever le blocus du Haut-Karabakh, dont la réintégration constitue désormais sa priorité.

Cette inflexion ne change rien au constat général : depuis la reprise des affrontements en mai 2021 et leur intensification à la fin de l’été 2022, Bakou s’est émancipé des objectifs limités de la guerre de 2020, à savoir recouvrer sa souveraineté sur les régions perdues en 1994. Le 13 septembre 2022, l’armée azerbaïdjanaise a attaqué la ville arménienne de Djermouk, au centre du pays. Tirs d’artillerie, de mortiers et drones lui ont permis de se déployer sur deux cents kilomètres le long de la frontière et de s’y emparer de points culminants, avec vue plongeante sur le sud de l’Arménie. L’armée de Bakou menace ainsi de couper les deux cent mille Arméniens des régions du Gegharkounik, du Vayots Dzor et du Siounik du reste de leur pays. Une épée de Damoclès qu’agite encore l’Azerbaïdjan — le 11 avril en attaquant la localité de Tegh, dans le Siounik — pour arracher un accord de paix à ses conditions. Erevan réclame, sans succès, des droits politiques et culturels pour les Arméniens du Haut-Karabakh ainsi que des garanties pour leur sécurité, avec démilitarisation de la région et présence internationale. Bakou réplique qu’il s’agit d’une question intérieure, exclue par conséquent des négociations, et parvient progressivement à imposer un dialogue direct avec les représentants du Haut-Karabakh, qu’il souhaite isoler de ses soutiens extérieurs (4).

En décembre, l’Azerbaïdjan et la Turquie ont mené des exercices militaires conjoints à la frontière de l’Iran. « Ils veulent tester la réaction de l’Iran en cas d’attaque militaire contre l’Arménie, en particulier dans la région du Siounik », explique Mme Hayrapetyan. Hébergeant une minorité azérie estimée à dix-sept millions d’âmes, l’Iran se préoccupe des voix bellicistes qui s’élèvent chez son voisin, appelant à la reconquête de l’« Azerbaïdjan du Sud ». En janvier 2022, l’ambassadeur iranien en Arménie a prévenu : « La sécurité de l’Arménie est la sécurité de l’Iran. » L’Iran a aussi mené de larges exercices militaires fin 2022. En janvier dernier, des attentats contre l’ambassade de l’Azerbaïdjan en Iran ont encore attisé ces tensions, Bakou accusant directement Téhéran. La fébrilité de l’Iran s’explique également par le renforcement continu de la coopération militaire entre Israël, son ennemi juré, et l’Azerbaïdjan. Un article récent du quotidien Haaretz en a révélé l’étendue, y compris sous forme de livraisons d’armes durant les épisodes d’affrontements des derniers mois (5).

Les Arméniens constatent amèrement que leur alliance militaire avec la Russie ne leur a apporté aucune des garanties de sécurité promises. L’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), dont Moscou voudrait faire l’équivalent de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) dans l’espace postsoviétique, n’a pas soutenu l’Arménie, un de ses membres fondateurs en 1992 (aux côtés de la Biélorussie, du Kazakhstan, du Tadjikistan, du Kirghizstan et de la Russie). En 2020, Moscou a fait valoir que les clauses du traité ne s’appliquaient pas aux territoires appartenant à l’Azerbaïdjan du point de vue du droit international. À la suite des attaques de 2021-2022, que chacun à Erevan qualifie de guerre, la Russie a gardé la même réserve, au prétexte cette fois que la frontière entre les deux pays n’était pas encore délimitée. Entre-temps, M. Vladimir Poutine a jeté toutes ses forces contre l’Ukraine…

Ce sentiment d’abandon a gagné une partie de la population. Fait rare dans un pays traditionnellement russophile et économiquement lié à Moscou, une manifestation hostile au Kremlin a réuni plusieurs centaines de personnes dans la capitale en novembre 2022, en marge d’un déplacement du président russe à Erevan. « Bannissez l’OTSC comme vous avez interdit Margarita Simonian », pouvait-on lire sur une pancarte, en référence à l’interdiction d’entrée sur le territoire appliquée à la directrice d’origine arménienne du média RT (ex-Russia Today), après qu’elle a appelé les Arméniens critiquant la Russie à « se faire couper la langue ». Sur la place centrale de l’Opéra, les protestataires ont agité des drapeaux ukrainiens. Kiev accueille ces marques de solidarité sans grande réciprocité puisqu’il soutient l’Azerbaïdjan dans le conflit. Attachée au respect des frontières issues de la période soviétique, l’Ukraine compare les prétentions arméniennes sur le Haut-Karabakh à l’annexion de la Crimée par Moscou.

À l’issue du sommet de l’OTSC, M. Pachinian a refusé de signer la déclaration finale de l’organisation. Devant les caméras, il a souligné que « l’absence d’une évaluation politique claire de la situation peut non seulement signifier que l’OTSC abandonne ses obligations en matière d’alliance, mais peut également être interprétée par l’Azerbaïdjan comme un feu vert de l’OTSC pour une nouvelle agression contre l’Arménie, ce qui contredit non seulement la lettre, mais également l’esprit et le sens des documents fondateurs de l’OTSC ».

En désespoir de cause, Erevan se tourne vers les Occidentaux. En pleine guerre en Ukraine, ces derniers ne sont pas mécontents de jeter une pierre dans le jardin de Moscou. À la demande du gouvernement arménien, l’Union européenne a déployé une mission d’observation en octobre 2022 pour deux mois. Déjà sur place depuis le 20 février 2023, le contingent d’une seconde mission comprend une centaine d’agents, dont cinquante armés, avec notamment des gendarmes allemands et français, basés dans le nord, l’ouest et le sud du pays. Quelques jours après l’annonce de cette seconde mission européenne, l’ambassade de Russie à Erevan répliquait dans un communiqué : « Les tentatives de l’Union européenne de mettre un pied en Arménie à tout prix et de repousser les efforts de médiation de la Russie pourraient nuire aux intérêts fondamentaux des Arméniens et des Azerbaïdjanais dans leurs efforts pour revenir au développement pacifique de la région. » La visite de M. William Burns, directeur de l’Agence centrale de renseignement (CIA) américaine, en juillet 2022, puis de Mme Nancy Pelosi, alors présidente de la Chambre des représentants, en septembre 2022 ont été perçues par Moscou et Bakou comme autant de provocations.

La recrudescence de la concurrence russo-occidentale dans la gestion du conflit n’émeut guère l’Azerbaïdjan. En février 2022, le président azerbaïdjanais Aliev et son homologue russe Poutine ont signé un traité de coopération et de non-agression, une manière pour la Russie de s’engager à ne pas s’ingérer dans les affaires azerbaïdjanaises, en échange de la reconnaissance de son rôle de leader dans l’espace postsoviétique et d’une garantie de neutralité de Bakou dans le conflit russo-ukrainien. Quant aux Européens, ils ménagent l’Azerbaïdjan pour des raisons énergétiques. Bruxelles convoite les ressources gazières du pays pour compenser l’embargo sur les produits énergétiques russes. En déplacement en juillet 2022 à Bakou, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a qualifié l’Azerbaïdjan de fournisseur « fiable » et de « partenaire crucial pour la sécurité de nos approvisionnements », appliquant à cet État autoritaire et agresseur de son voisin une politique plus conciliante que celle réservée à la Russie. Conformément à l’accord signé à cette occasion, l’Azerbaïdjan a augmenté de 30 % ses livraisons de gaz à l’Europe en 2022 et vise leur doublement d’ici à 2027. De quoi satisfaire Bruxelles, en dépit des suspicions de réexportation de gaz d’origine russe via Bakou.



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