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par Lama El Horr
Avec la chute de la Syrie faute de combattants, l’inquiétude grandit quant à la capacité des acteurs impliqués, dont la Turquie, à contenir le chaos à l’intérieur des frontières du pays.
Ailleurs, le monde s’interroge : BRICS, Sud global, monde multipolaire – ce lexique, que l’ensemble de la communauté internationale avait fini, de gré ou de force, par adopter, n’était-il qu’un tranquillisant, destiné à pacifier un monde outré par la brutalité, l’illégalité et l’impunité du terrorisme d’État américain ?
Comme dans toute situation qui paraît hors de contrôle, il convient de réévaluer les faits en prenant de la hauteur.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la désintégration en cours de la Syrie représente un défi pour la lutte engagée par la majorité mondiale contre l’hégémonie américaine. Le séisme géopolitique qui a fait vaciller Damas, dans lequel Ankara semble avoir joué un rôle clé, aura fatalement des répercussions sur les BRICS et sur l’ensemble de l’axe eurasiatique – soit pour les affaiblir, soit pour les consolider.
Objectif médiatique : grossir le rôle de la Turquie
«La Turquie a pris le contrôle de manière inamicale», a déclaré Donald Trump, appuyant ainsi le discours ambiant, selon lequel la Turquie serait à l’origine de l’offensive de HTS, faction armée issue des mouvances Daech et al-Qaïda, active dans la province d’Idlib, frontalière avec la Turquie.
À supposer que ce narratif – contesté par Ankara – relate fidèlement les faits, quelles seraient les raisons qui auraient poussé Erdogan à trahir tous azimuts les Russes, les Iraniens et les Chinois, et à exacerber la mégalomanie de Washington et de Tel-Aviv, en leur offrant la Syrie géostratégique, multimillénaire, frontalière de la Turquie, sur un plateau d’argent ?
S’il ne permet pas de dissiper toutes les zones d’ombre, le discours médiatique ambiant permet, tout au moins, de faire émerger quelques incohérences.
L’une des raisons qui auraient poussé Ankara à renverser le régime syrien serait la nostalgie d’Erdogan pour l’Empire ottoman : son désir de recouvrer une gloire passée aurait conduit le dirigeant turc à sacrifier la réputation de son pays, en le présentant comme un parrain du terrorisme takfiri, dressé pour renverser des gouvernements, et en l’exposant à un lynchage médiatique planétaire et à la haine assurée de ses voisins arabes. Il y a plus : d’après Larry Johnson, ex-analyste de la CIA, si Ankara a accepté d’accomplir «la sale besogne» de piloter les groupes terroristes qui ont renversé le gouvernement syrien, c’est en contrepartie d’avantages économiques alléchants que lui aurait promis Washington, tels que la relance du projet du gazoduc Qatar-Turquie, qui traverserait la Syrie et s’étendrait jusqu’en Europe.
Autant dire que ces explications sont dénuées de cohérence.
Comment Erdogan, qui a fait de l’exploration d’énergie une priorité nationale afin d’atteindre l’indépendance énergétique le plus tôt possible, aurait-il placé ce vieux projet de gazoduc turco-qatari, dans une région en proie au chaos, au-dessus du format d’Astana, censé garantir la sécurité à ses frontières ? Comment Erdogan, qui a chargé la Russie de construire Akkuyu, première centrale nucléaire de Turquie, aurait-il porté atteinte aux intérêts de la Russie avant la mise en service du premier réacteur, prévue en 2025 ? Comment Erdogan, qui exige de Washington la levée des sanctions contre Gazprombank pour approvisionner la Turquie en gaz russe, aurait-il pu compromettre la sécurité des bases militaires russes en Syrie ? Et comment Erdogan, qui vient de signer un protocole d’entente avec la Chine pour l’exploitation minière en Turquie, aurait-il compromis, de façon aussi spectaculaire, les partenariats stratégiques de Pékin avec Damas, Téhéran et Bagdad, mais aussi les intérêts nationaux de la Chine, en faisant libérer des milliers d’islamistes ouïghours sans jugement ?
D’autre part, si le groupe HTS était exclusivement piloté par la Turquie, cela signifierait qu’Erdogan aurait usé de stratagèmes pour dissimuler ses machinations à ses partenaires des BRICS, notamment lors du sommet de Kazan où il aurait incarné le cheval de Troie de l’OTAN. Scott Ritter est formel : Ankara a travaillé en étroite collaboration avec les Etats-Unis, Israël, l’Ukraine et HTS, et a donc trahi les trois membres des BRICS que sont l’Iran, la Russie et la Chine, ce qui écarte toute perspective future d’adhésion de la Turquie à ce groupe. En réalité, l’insistance de cet ancien officier du renseignement américain à dépeindre Erdogan comme un traître envers les économies émergentes, semble trahir surtout la volonté de Washington de briser l’entente entre la Turquie, membre de l’OTAN, et les BRICS. Cela indique à quel point la cohésion au sein de l’OTAN paraît fragile.
Dans la même veine, les déclarations de HTS en faveur de la normalisation des relations entre Damas et Tel Aviv, pourraient laisser penser que les déclarations d’Erdogan dénonçant le génocide des Palestiniens n’étaient qu’un écran de fumée, destiné à exploiter l’indignation de l’opinion publique régionale. Mais en réalité, l’indomptable rapacité d’Israël, qui s’attelle déjà au vol de nouvelles terres palestiniennes, libanaises et syriennes, et a bombardé sous l’œil indulgent de ses sponsors occidentaux toutes les infrastructures de défense de la Syrie, fait écho aux inquiétudes maintes fois exprimées par Erdogan et son entourage, relatives à cet État intrinsèquement agressif, hors la loi et hors de contrôle. «Israël pourrait attaquer la Turquie», et même déclencher une troisième guerre mondiale, affirmait le ministre turc de la Défense, un mois avant la chute de Damas. Comment pourrait-on lui donner tort, lorsque des think tanks basés à Washington appellent à une frappe de la centrale nucléaire turque par Israël ?
La Turquie entre deux feux
Dans l’actuelle configuration géopolitique mondiale, où l’axe euro-atlantiste et l’axe eurasiatique s’affrontent dans tous les domaines et à tous les niveaux, la Turquie, située au confluent de l’Europe, du Moyen-Orient, de l’Asie centrale et de l’Afrique, est dotée d’atouts géostratégiques si considérables que Washington, Londres et Tel-Aviv veulent conserver Ankara sous leurs griffes. Outre l’endiguement de la Chine, de la Russie et de l’Iran, on peut considérer que l’ère agressive de l’endiguement de la Turquie a également commencé.
Depuis la création d’un Kurdistan autonome dans le nord de l’Irak, jusqu’à l’autonomisation de facto des Kurdes dans le nord de la Syrie, Washington et Tel-Aviv orchestrent un plan d’extension progressive du territoire kurde, en vue de réunir les populations kurdes d’Irak, de Syrie, de Turquie et d’Iran. Un tel territoire jouirait d’une continuité géographique, et constituerait une menace constante pour la Turquie, comme pour l’ensemble des pays limitrophes, puisqu’il serait piloté et armé par Washington.
Ankara a bien compris que l’objectif de Washington était d’étendre les activités terroristes du PKK (YPG en Syrie), dont les ramifications s’étendent d’ores et déjà en Irak, en Syrie, et jusque dans le sud du Caucase, en Arménie. Il s’agit aussi, pour le duo Washington-Tel-Aviv, de substituer la cause kurde à la cause palestinienne – non pas par amour pour les Kurdes, mais parce que l’implantation de leur État au milieu de leurs adversaires régionaux permettrait à Washington d’étendre son influence en Asie de l’Ouest, tout en endiguant l’Iran et la Turquie, et en gardant le contrôle des principaux champs pétroliers, gaziers et agricoles – sans oublier l’accès à l’eau.
À cela, il faut ajouter que Washington et ses pays satellites semblent parier sur la vassalisation de la Turquie pour bloquer la sortie de la Russie de la mer noire, et donc son accès à la méditerranée. Les convulsions géopolitiques qui secouent la Moldavie, la Roumanie, mais aussi la Géorgie, à la frontière nord de la Turquie, laissent penser qu’il s’agit pour le clan atlantiste de canaliser à la fois Ankara et Moscou.
C’est dans ce contexte que le régime syrien a été renversé. On peut supposer que Washington et Tel-Aviv ont décidé d’exploiter la pacification qu’offrait à Idlib le format d’Astana pour faire les préparatifs de l’assaut de HTS. Il ne fait aucun doute que les services de renseignement turcs, mais aussi russes et iraniens, ont infiltré les groupes armés présents en Syrie, et étaient donc informés de l’assaut en préparation. On peut supposer aussi que la Turquie a profité de la situation pour lancer une opération d’envergure dans le Nord de la Syrie, où sont concentrées les factions kurdes, armées par Washington. On peut supposer enfin que, conscient de l’impopularité de Bachar al-Assad, le trio d’Astana a préféré prendre les devants et engager des discussions avec les insurgés, notamment pour sécuriser les bases militaires russes, pour évacuer le personnel militaire de l’Axe de la résistance présent sur le sol syrien, et pour enclencher le retour des réfugiés syriens – dont plus de trois millions se trouvent en Turquie – dans leur pays.
Il n’est pas inutile de rappeler les paroles du guide suprême iranien, l’Ayatollah Ali Khamenei, peu après la chute de la Syrie :
«Oui, l’un des États voisins de la Syrie [= la Turquie] a joué et continue de jouer un rôle important dans ce processus, et cela est évident pour tout le monde. Mais les principaux conspirateurs, planificateurs et organisateurs de l’action sont les États-Unis et le régime sioniste. Nous avons des preuves qui ne laissent aucun doute».
Au regard de ces faits, si le bloc occidental dirigé par Washington s’attache à faire porter à Erdogan toute la responsabilité des événements de Syrie, c’est pour vassaliser la Turquie, ce qui suppose l’éloigner des BRICS – en faisant passer les membres de ce groupe pour des novices qui se laissent naïvement trahir par un membre de l’OTAN. Le but est de discréditer ce groupe, emblème des puissances émergentes et des changements de paradigme géopolitiques, technologiques et financiers à l’échelle mondiale. En somme, l’objectif prioritaire des Etats-Unis est de maintenir la Turquie dans le giron de l’OTAN, sous la surveillance permanente d’Israël, et d’exploiter à leur propre avantage les atouts géopolitiques qu’offre Ankara dans la confrontation Est-Ouest.
Conjuguée à la purification ethnique de la terre palestinienne, la désintégration de la Syrie est sans nul doute une blessure profonde pour le Moyen-Orient et le Sud global. Il serait pourtant faux de croire que les jeux sont faits.
source : New Eastern Outlook