Et au milieu coule le Mékong, par Louis Raymond (Le Monde diplomatique, mai 2023)


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Nguyen Manh Hung. — « Lever de soleil sur la mer de Chine », 2009

© Nguyen Manh Hung – hung6776.com

Au poste-frontière entre Moc Bai et Bavet, point de passage terrestre le plus emprunté entre le Vietnam et le Cambodge, règne une ambiance ne laissant rien deviner du contentieux qui a longtemps opposé les deux pays. Affables, les policiers vietnamiens tamponnent à la chaîne les passeports de touristes étrangers descendus de leur autocar uniquement pour la forme. À y regarder de plus près, pourtant, les trois affiches, juste avant la guérite des gardes-frontières, rappellent que l’histoire des relations entre les deux États qui se partagent le delta du Mékong n’a pas été un long fleuve tranquille : on y voit des cartes datant de l’empereur Minh Mang (1820-1841). Si l’objectif premier est d’affirmer la souveraineté vietnamienne sur les archipels des Spratleys et des Paracels en mer de Chine méridionale, revendiqués notamment par la Chine, elles n’en montrent pas moins un royaume vietnamien qui inclut l’actuelle capitale du Cambodge et se prolonge jusqu’aux abords du lac Tonlé Sap.

Le delta du Mékong, large plaine cultivable, s’étend de Phnom Penh, où se séparent les bras inférieur et supérieur du fleuve, à la mer de Chine méridionale, trois cents kilomètres plus bas. Sa superficie est comparable à celle des Pays-Bas ; son système hydraulique naturel, avec la crue annuelle du Tonlé Sap, l’a transformé en une zone parmi les plus fertiles du monde. Au XVIIIe siècle, il devint un espace d’échanges entre les quatre groupes ethnolinguistiques qui le peuplent : Vietnamiens (Viets), Khmers, Chams et Chinois. Néanmoins, à compter de la première moitié du XIXe siècle, les Annamites — nom donné par les Français à l’époque coloniale aux habitants de ce qui est aujourd’hui le Vietnam — s’y firent de plus en plus dominants, avançant militairement leurs troupes, construisant des citadelles et défrichant la terre. La crainte de cet expansionnisme contribua à établir le protectorat français sur le Cambodge en 1863. Le roi khmer Ang Duong, qui avait cherché une protection européenne pour s’affranchir de la domination de ses voisins siamois (future Thaïlande) et annamites, envoya même des troupes pour aider la marine française à prendre Saïgon en 1859.

La France s’acquitta de sa « mission » de protection, non sans inspirer quelques griefs aux Khmers. Elle encouragea en effet la migration des Annamites, jugés plus industrieux, vers le Cambodge, où ils travaillèrent dans les plantations d’hévéas ou en tant que fonctionnaires subalternes. Si bien qu’au début des années 1950 ils constituaient près d’un tiers de la population de Phnom Penh. Après les indépendances de 1953 (Cambodge) et 1954 (Vietnam, qui reste coupé en deux), la gestion des minorités — Vietnamiens du Cambodge et Khmers au Sud-Vietnam, appelés Khmers Krom — fut un défi majeur pour de jeunes États postcoloniaux qui s’efforçaient de construire une unité nationale. La France leur avait laissé en héritage une frontière coupant en deux le delta du Mékong, mais qui ne correspondait pas à une géographie humaine en « peau de léopard ». Alors les vieux ressentiments s’exacerbèrent, au point de devenir des haines.

Un legs douloureux

Saïgon opta pour une stratégie d’assimilation. À l’époque de Ngo Dinh Diem, qui présida la République du vietnam de 1955 jusqu’à son assassinat en 1963, les 500 000 Khmers Krom furent forcés de « vietnamiser » leurs noms, dans un contexte de tensions diplomatiques et militaires avec Phnom Penh. Plus de 500 000 Vietnamiens continuèrent, eux, à vivre côté cambodgien jusqu’à la fin des années 1960. Diem tenta de les faire revenir en leur proposant des terres dans les zones frontalières — un moyen pour lui de limiter l’infiltration communiste nord-vietnamienne via le Cambodge — mais ils restèrent attachés à leur mode de vie fluvial, le long du Mékong et du Tonlé Sap.

Néanmoins, ils durent pour la plupart fuir les pogroms à la suite du coup d’État du général cambodgien Lon Nol, le 18 mars 1970. Ainsi, au moment même où elle était massivement bombardée par l’aviation américaine, la frontière entre le Vietnam et le Cambodge se transforma en une ligne de démarcation ethnique, ce qu’elle n’avait jamais été jusqu’alors. La période du pouvoir khmer rouge (1975-1979) et la troisième guerre d’Indochine (1), comme on appelle l’occupation par le Vietnam réunifié de son voisin (1978-1989), renforcèrent encore cette réalité.

Les Khmers rouges considéraient que le delta du Mékong était un territoire à reconquérir. Ils ne cessèrent de mener des incursions dans les zones frontalières, brûlant les villages vietnamiens et faisant des centaines de morts, en particulier au cours des années 1977 et 1978. La prise de Phnom Penh par les troupes vietnamiennes en 1979 rendit les incidents frontaliers plus rares, sans les faire cesser pour autant. D’après le journaliste Michel Blanchard, les derniers massacres datent de 1993, soit quatre ans après le retrait des troupes vietnamiennes (2). Trente ans plus tard, il ne reste de ces exactions que des plaques commémoratives dans les villages, rongées par l’humidité. Mais, de part et d’autre, les gouvernements n’en sont pas moins conscients du besoin de composer avec ce legs douloureux, quitte à outrepasser leur compétence territoriale.

Quinze ans de négociations entre le Cambodge et le Vietnam

Quinze ans de négociations entre le Cambodge et le Vietnam

Mme Nguyen Thi Thu Ha, Vietnamienne née au Cambodge en 1967, réside à S’ang, dans la province cambodgienne de Kandal. En 1970, ses parents avaient fui au Vietnam avant de revenir avec elle en 1980. Mais elle n’a pas la nationalité cambodgienne. Elle doit donc payer 250 000 riels cambodgiens (environ 60 euros) par an, un tiers du salaire minimum mensuel, afin d’obtenir une carte temporaire de résidence. Elle nous livre ce détail surprenant : « Ces frais, l’ambassade du Vietnam nous aide à les payer. » L’information nous a été confirmée dans d’autres villages du Cambodge où vit une majorité de Vietnamiens, le long du Mékong ou du Tonlé Sap. Une source proche du ministère des affaires étrangères vietnamien indique cependant qu’« il n’en est pas trop fait de publicité, pour des raisons politiques ». Il ne faudrait pas nourrir le sentiment antivietnamien, dont ces minorités aux conditions de vie précaires sont les premières victimes. Mais, de fait, Hanoï exerce discrètement une forme d’influence et de protection sur des populations au statut juridique flou. En effet, la loi cambodgienne sur la nationalité de 1996 exclut souvent les Vietnamiens installés dans le royaume, les transformant en apatrides. Pour l’obtenir, ils doivent prouver la présence de leur famille sur plusieurs générations, ce qui est rendu très difficile par l’absence de continuité administrative et la disparition des archives à l’époque des Khmers rouges.

La situation des 1,3 million de Khmers du Vietnam est différente : ils disposent de la nationalité vietnamienne mais, pour des raisons identitaires, culturelles et religieuses, leur regard reste tourné vers le Cambodge. Si Hanoï les considère officiellement comme l’une des cinquante-quatre minorités ethniques du pays, les organisations non gouvernementales (ONG) internationales rapportent régulièrement des atteintes à leurs droits, en particulier religieux. Les dernières manifestations de grande ampleur datent de 2007, mais la Fédération des Khmers du Kampuchea Krom (KKF) reste active et la police vietnamienne continue de surveiller de près les activités de ses militants, dont l’objectif affiché est l’autodétermination et le respect des libertés religieuses. Parmi eux, M. Duong Khai, qui écrit sur les réseaux sociaux afin de faire connaître aux Khmers vietnamiens la déclaration de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur les droits des peuples indigènes. Il a été détenu les 13 et 14 avril 2021, selon les rapporteurs spéciaux de l’ONU qui évoquaient son cas à Genève le 22 juin de la même année. Une arrestation destinée à l’intimider. En le libérant, les policiers vietnamiens ne lui ont pas restitué les copies de la traduction en langue khmère de ladite déclaration. Il indique être, depuis, sous surveillance constante.

En juillet 2022, l’organisation du concours de beauté au nom très politique « Miss Grand Cambodia » souligne l’ambiguïté du statut des Khmers Krom, y compris au Cambodge. Peuvent y participer les Cambodgiens résidant à l’étranger, y compris au Vietnam. Mme Hang Soryan, jeune femme khmère krom, s’y est inscrite. Le directeur de l’entreprise qui organise ce concours, M. In Sophin, la présente alors comme une « métisse vietnamo-khmère », ce qui provoque une polémique sur les réseaux sociaux, où elle se voit obligée de justifier de son ascendance et de son identité khmères.

À Phnom Penh, plusieurs personnes prennent alors sa défense, en reprenant les arguments classiques du nationalisme. Elles estiment en effet que « les Français ont offert le delta du Mékong aux Vietnamiens » et que Mme Hang Soryan est parfaitement légitime à participer à un tel concours. S’il est exact qu’à l’époque des empereurs Minh Mang (1820-1841) et Thieu Tri (1841-1847) les Annamites consolidèrent leur position dans le delta du Mékong en se montrant sans pitié avec leurs rivaux khmers, M. Raoul-Marc Jennar, conseiller du ministre des affaires étrangères du Cambodge, rappelle que « le roi Ang Duong avait renoncé à reconquérir le Kampuchea Krom en 1845, soit bien avant l’arrivée des Français ». Ce politiste de formation, auteur d’un livre sur La Politique étrangère du Cambodge (1945-2020) à paraître en septembre 2023, ajoute : « Chez certains Cambodgiens, dès qu’on parle du Vietnam, on perd tout sens commun. »

La question du delta du Mékong et la relation avec le voisin constituent un point de clivage majeur de la politique cambodgienne, alors qu’elles ne sont qu’un sujet d’importance relative pour l’opinion vietnamienne. L’actuel premier ministre Hun Sen, qui avait fait défection des Khmers rouges en 1977 pour mener la lutte contre eux à partir du Vietnam (3), est perçu comme favorable aux intérêts de Hanoï. Ses opposants, au premier rang desquels le fondateur du Parti du salut national du Cambodge (CNRP), aujourd’hui en exil en France, M. Sam Rainsy, se montrent donc vindicatifs, tant par nationalisme que par tactique électorale, quitte à instrumentaliser le sentiment antivietnamien. M. Sam Rainsy a ainsi organisé à plusieurs reprises des opérations visant à déplacer les bornes frontières, tout comme il a joué un rôle actif dans la dernière série de micro-incidents frontaliers entre paysans khmers et vietnamiens en mai et juin 2015.

Encore 10 % de la frontière à fixer

La délimitation officielle de la frontière, longue de plus de 1 200 kilomètres, fait l’objet d’un contentieux depuis les indépendances, mais des négociations diplomatiques commencées en 2006 laissent entrevoir la possibilité d’une résolution. Du côté vietnamien, elles sont menées au niveau du vice-ministre des affaires étrangères, poste actuellement détenu par M. Nguyen Minh Vu. Du côté cambodgien, c’est le ministre d’État chargé des frontières, M. Var Kim Hong, qui est à la manœuvre. Dans son bureau du palais du conseil des ministres à Phnom Penh, ce dernier nous raconte la démarche : « Dès les années 1990, nous nous sommes demandé si le traité conclu avec le Vietnam en 1985, qui réaffirmait la volonté des deux parties de garder la frontière tracée par les Français en 1954, avait une valeur. Nous avons conclu que c’était le cas. » Mais les oppositions contestent ces conclusions, et M. Hun Sen a proposé des négociations, pour des raisons de politique intérieure.

Ce qui lui a quand même valu quelques critiques. En 2005, l’ancien roi Norodom Sihanouk a fait paraître une lettre ouverte dans laquelle il jugeait que « renégocier les frontières était un suicide ». Mais le ministre suit obstinément la ligne de son chef de gouvernement, définie lors d’un discours fleuve de cinq heures devant l’Assemblée nationale cambodgienne en 2012. « Ce que nous voulons, nous déclare-t-il, c’est une frontière stable et reconnue, qui permette la coopération et la paix entre les deux pays. Il n’y a pas de discussion sur d’autres points », et notamment sur l’abaissement des droits de douane dans le cadre de l’accord de libre-échange entre les membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase), que Hanoï a rejointe en 1995 et Phnom Penh quatre plus tard.

Cambodgiens et Vietnamiens ont abouti à un accord pour un tracé de 84 % de la frontière en 2019 dont les cartes ont été déposées à l’ONU. Depuis, les négociations continuent. En mai 2022, les deux parties ont annoncé avoir trouvé un accord sur 6 % supplémentaires. Pour le reste, elles se heurtent aux zones grises des cartes françaises de 1954, explique le ministre Var Kim Hong : « Les documents français sont une référence très utile, mais les points de litige procèdent justement de leurs lacunes. De plus, les Français ont souvent tranché en faveur de la Cochinchine [vietnamienne], qui était une colonie quand le Cambodge n’était qu’un protectorat. Par exemple, lorsqu’il y a un cours d’eau, au lieu de couper au milieu, ce qui serait conforme au droit international, les Français ont donné la rive droite et la rivière au Vietnam, en ne laissant que la rive gauche au Cambodge. Les Vietnamiens se montrent néanmoins de bonne foi et les négociations avancent. » Les discussions sur les 10 % restants s’annoncent tout de même ardues, car les zones en question sont les plus reculées et les plus mal cartographiées.

Outre les négociations en cours, l’autre chantier pour M. Var Kim Hong est d’« éduquer les populations locales afin qu’elles reconnaissent cette frontière ». La tâche n’est pas simple, et demandera au moins autant de temps que les pourparlers diplomatiques. Malgré les bonnes volontés affichées, la délimitation politique à laquelle aspirent les États-nations ne pourra jamais correspondre parfaitement à la géographie humaine de ce delta du Mékong si complexe et si pluriel.



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