Guerre en Ukraine, dissonances, par Sonia Combe (Le Monde diplomatique, mars 2023)


En février 2019, cinq ans après son annexion par la Russie, l’essayiste Landolf Scherzer, originaire d’Allemagne de l’Est, décide, à 78 ans, de se rendre en Crimée. Une famille tatare qui, quoique musulmane, boit volontiers lui sert de guide (1). Sur leur départ forcé de Crimée et leur exil en Ouzbékistan, où Joseph Staline les expulsa en 1944 et dont ils ne revinrent qu’en 1989 par la grâce de Mikhaïl Gorbatchev, les Tatares restent discrets. En guise de réponse à ses questions, Scherzer reçoit une brochure, éditée un an après l’annexion, qui contient des témoignages sur leur déportation. La Russie a promis aux Tatares une indemnisation, qu’ils attendent toujours. Elle a aussi rétabli l’enseignement de leur langue que l’Ukraine avait aboli. Aux côtés de Russes, d’Ukrainiens et de quelques autres nationalités, les Tatares ne constitueraient que 12 % de la population — selon les chiffres officiels. Mais, en ce domaine, une certaine confusion règne parmi les gens rencontrés par Scherzer. Refusant de trancher, certains continuent à se dire « Soviétiques ».

De l’annexion, prudence ou indifférence, on parle peu. On s’interroge éventuellement au sujet de Sébastopol. La base navale historique de la flotte russe ne risquait-elle pas de devenir une base de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) dès lors que l’Ukraine avait manifesté sa volonté d’adhésion ? Un couple, elle tatare, lui ukrainien, a voté pour que la Crimée redevienne russe lors du référendum du 16 mars 2014. Par peur que les nationalistes ukrainiens n’y menacent la paix. On se prononce en faveur de l’État qui pourrait le mieux la garantir.

Cela aurait-il été aussi le cas dans l’est de l’Ukraine ? Vent debout contre le traitement médiatique du conflit qui se déroule en Ukraine, « champ de bataille entre la Russie et l’OTAN », l’essayiste Daniela Dahn (2), elle aussi originaire d’Allemagne de l’Est, rappelle cette citation du satiriste de la république de Weimar, Kurt Tucholsky : « Quand on ne lit pas la presse, on est sous-informé, quand on la lit, on est désinformé. » Dans ce recueil de textes critiques portant aussi bien sur la guerre que sur la crise sanitaire, elle entend déconstruire ce qu’elle considère comme un mensonge, l’affirmation selon laquelle le conflit russo-ukrainien ne procéderait d’aucune provocation. Si cela ne légitime en aucune manière l’agression, la Russie avait selon elle toutes les raisons de se sentir menacée et humiliée. Au printemps 2022, deux options existaient : les armes ou le cessez-le-feu (Waffen oder Waffenstillstand). La première l’a emporté, mais cette issue n’était pas inévitable. On ne saurait reprocher à un État attaqué de se défendre, mais, questionne-t-elle, n’y aurait-il eu aucune possibilité de recourir à la diplomatie pour empêcher la poursuite de l’agression ? En mars, à Istanbul, le président Volodymyr Zelensky était prêt à négocier, la Russie également. Daniela Dahn rappelle que c’est alors qu’intervint M. Boris Johnson, premier chef de gouvernement étranger à se rendre en Ukraine, où il proclama l’avènement d’une « alliance mondiale » pour le soutien militaire et économique du pays. Aux États-Unis, l’affaire était entendue depuis longtemps : « Sans l’Ukraine, la Russie n’est plus une grande puissance », avait expliqué M. Zbigniew Brzeziński, ancien conseiller à la sécurité nationale du président James Carter.

Daniela Dahn faisait partie des personnalités allemandes qui, le 21 avril 2022, avaient adressé une lettre ouverte au chancelier Olaf Scholz appelant à œuvrer pour la désescalade. L’initiative souleva l’indignation. Les signataires ne défendaient-ils pas l’agression russe ? « Les Allemands se libèrent de leurs libérateurs », réplique Dahn.



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