Ciel, un ballon !, par Martine Bulard (Le Monde diplomatique, mars 2023)


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Zhai Liang. — « The Outlaw Flying Over Mongolia Grassland » (Le hors-la-loi survolant les prairies de Mongolie), 2014

En quelques heures, « Sleepy Joe » (Joe l’endormi) — le surnom donné au président américain par ses adversaires — s’est transformé en Terminator. Il a mobilisé l’avion furtif F-22 et ses missiles dernier cri pour abattre le 4 février dernier un ballon chinois, « grand comme trois autobus », voguant à une vingtaine de kilomètres d’altitude. Le 10, il a donné ordre d’en exploser un autre, juste au-dessus de l’Alaska ; puis un troisième, le 11, survolant le territoire canadien ; et enfin un quatrième, le 12, à la verticale du lac Huron. Jamais le ciel nord-américain n’avait connu pareille hécatombe. Depuis, tel un shérif satisfait, M. Biden a rengainé ses armes.

Trois semaines plus tard, le président lui-même a avoué « ne pas savoir quels étaient les trois objets » supplémentaires détruits. Tout au plus a-t-il reconnu que, « pour le moment, rien ne suggère qu’ils étaient liés à la Chine ni qu’ils portaient des instruments de surveillance » (CNN, 17 février 2023). On tire d’abord, on regarde après… Nombre d’Américains n’en demeurent pas moins persuadés que les « petits hommes jaunes » nourrissent des projets maléfiques à l’encontre de leur pays. Élus républicains et démocrates d’accord sur l’ennemi à abattre, journaux et bien sûr chaînes d’information en continu frisent l’hystérie. La revue Foreign Policy a raconté comment des élus conservateurs s’étaient répandus dans les médias pour prétendre que le fameux engin chinois contenait des armes biologiques. D’autres se sont photographiés, fusil pointé vers le corps céleste, avant de poster leur cliché historique sur les réseaux sociaux, partagé à l’envi (1).

Il a même fallu que la porte-parole de la Maison Blanche, Mme Karine Jean-Pierre, assure le plus sérieusement du monde, lors d’un point-presse : « Il n’y a aucune indication d’extraterrestres ou d’activité extraterrestre. C’est important de le dire d’ici car on en entend beaucoup parler. » Cela s’est déroulé le 13 février 2023, à Washington, capitale de la première puissance du monde !

Si l’on en croit les dirigeants américains, des objets volants non identifiés (ovnis), mais estampillés chinois, ont déjà survolé leur territoire. Depuis 2018, une « flotte entière de ballons (2) » aurait été lâchée au-dessus des cinq continents, ciblant plus de quarante pays. Parmi eux, le Japon, le Vietnam, les Philippines, l’Inde. Autant de gouvernements que Washington veut embarquer dans sa croisade indo-pacifique pour briser la puissance chinoise.

Comme le hasard fait bien les choses, le Japon vient justement de se rappeler qu’en novembre 2019, juin 2020 et septembre 2021, il avait enregistré le passage d’objets flottants au-dessus de son territoire. Taïwan aussi. Jusqu’à l’Écosse, qui témoigne avoir décelé des traces de surveillance chinoise au-dessus de ses prisons.

Bref, la Chine veut dominer le monde, et ses « aliens » sont partout. La preuve : avant même que l’on découvre qu’elle pouvait lancer des engins dans la stratosphère, elle avait commencé à s’emparer des cerveaux des jeunes Américains et de tous ceux des utilisateurs frénétiques de TikTok pour « mener des opérations d’influence (3) ». Tel serait l’objectif secret de l’application de partage de vidéos conçue par l’entreprise chinoise ByteDance et utilisée par plus de cent millions de personnes outre-Atlantique. La moitié des États américains l’ont déjà proscrite dans leur administration, et une loi serait en préparation pour étendre son bannissement total, au nom de la sécurité. Pour l’anecdote, le gouvernement chinois l’interdit aussi sur son propre territoire, obligeant ByteDance à s’en tenir à une version purement chinoise (Douyin). En somme, par peur de contamination communiste pour l’un et d’embrigadement libéral pour l’autre, TikTok est aussi malvenu à Washington qu’à Pékin.

Même l’élue de Californie à la Chambre des représentants, Mme Maxine Waters, grande figure afro-américaine du Parti démocrate et l’une des rares personnalités politiques à s’être opposées à la guerre d’Irak en 2003, joue à se faire peur. « Le régime autoritaire du Parti communiste chinois » veut tout simplement « supplanter le leadership des États-Unis » (4), a-t-elle déclaré à la réunion de la commission des affaires financières consacrée aux « menaces économiques de la Chine ». Quelques instants plus tôt, le représentant républicain qui la préside dorénavant, M. Patrick McHenry, avait assuré que Pékin représentait « la plus grande menace pour la place de l’Amérique dans le monde ». Le consensus est parfait.

Cela explique d’ailleurs que M. Biden ait choisi de transformer cette affaire en incident diplomatique majeur, malgré les « excuses » du gouvernement chinois et le limogeage immédiat du directeur de l’agence météorologique, officiellement responsable du ballon. Que cet aéronef ne se soit pas contenté de mesurer la force des vents, c’est évident. De toute façon, l’étude des courants et autres données météorologiques peut servir des fins à la fois civiles et militaires. Certains experts vont jusqu’à penser que l’Armée populaire de libération (APL) a pu vouloir tester les défenses américaines dans cet espace aérien qui, de fait, n’appartient à personne — il fait entre vingt et cinquante kilomètres de hauteur — et qui est théoriquement libre de circulation. C’est là que se trouvait l’engin chinois quand il a été détecté pour la première fois. L’hypothèse n’a rien de farfelu.

Il reste que ce genre de problème se règle habituellement par quelques déclarations outragées, avant que la diplomatie ne reprenne ses droits. Là, « tout cet incident a été exagéré (5) », explique la spécialiste Emma Ashford, chercheuse au think tank américain Stimson Center, et donc peu suspecte de sympathie chinoise. M. Biden entend ainsi montrer qu’il est aussi ferme face à la Chine que contre la Russie en Ukraine — message à destination de ses alliés asiatiques mais également à usage interne, à moins de deux ans de l’élection présidentielle. Pourquoi se priver du bénéfice politique de cette solide unanimité entre les deux grands partis ? Même si certains républicains, tout autant guidés par des préoccupations électorales, font dans la surenchère. « M. Biden s’est efforcé, non sans difficulté, de paraître dur avec la Chine. Mais il semble pressé de remiser cet épisode dans la boîte à souvenirs, dans le même placard que celui où il a rangé sa formidable victoire lors du retrait d’Afghanistan », ironise l’éditorial du Wall Street Journal (17 février 2023).

Toutefois, ce qui domine, et de loin, c’est le consensus sur la nécessité d’étendre les sanctions à l’encontre de Pékin et d’organiser son isolement technologique. Ashford rappelle pourtant que les Chinois n’ont rien inventé : « Les États s’espionnent les uns les autres tout le temps. Les Américains utilisent toutes sortes de technologies pour recueillir des renseignements sur la Chine et d’autres États : satellites, écoutes téléphoniques, intrusions informatiques et même de bonnes vieilles sources humaines. » Jusqu’à preuve du contraire, ce ne sont pas les grandes oreilles chinoises qui ont espionné les dirigeants allemands, français et autres alliés, mais les services secrets américains.

Pour le quotidien français Le Monde, on ne saurait faire d’amalgame. Non content de reprendre à son compte l’enquête des autorités américaines, sans la moindre critique, l’article du 10 février consacré à l’affaire se conclut par ce morceau d’anthologie à présenter dans toutes les écoles de journalisme : « Le Pentagone a refusé de comparer le programme chinois à ses propres expérimentations. (…) Vu d’en haut, le site de lancement de la Mongolie-Intérieure [en Chine] ressemble à celui de la NASA (…). Mais la NASA a affirmé que ses ballons, qui peuvent mesurer plus de vingt fois la taille estimée des engins chinois, effectuaient seulement des recherches à des fins civiles. » Si la NASA le dit…

En France, rares sont ceux qui, comme Jean-François Di Méglio, président de l’institut de recherche Asia Centre, osent dire que « cette affaire est montée en épingle par les États-Unis ». Aucune voix officielle n’a osé remettre en cause le narratif américain, érigé en parole d’évangile. Vingt ans après le discours du ministre des affaires étrangères Dominique de Villepin aux Nations unies dénonçant l’entêtement de la Maison Blanche à déclencher l’invasion de l’Irak, la France est rentrée dans le rang. Paris se laisse embarquer dans une politique de glacis diplomatique et de blocus technologique décidée par Washington.

Que ce soit vis-à-vis des alliés de l’Amérique parfois réticents à suivre le grand leader ou des électeurs hésitants, pour M. Biden, le ballon chinois tombe à pic.



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