Beaupréau-en-Mauges (Maine-et-Loire), reportage
Il hésite. Dans un bâtiment agricole des environs de Beaupréau-en-Mauges, dans le sud du Maine-et-Loire, Fabrice hésite à laisser tomber ce pseudonyme que lui a attribué un journaliste et qui, depuis trois ans, lui sert à témoigner anonymement dans des articles de presse et sur sa page Facebook, Retour du loup en Maine-et-Loire, suivie par près de 2 000 personnes.
« Fabrice est devenu un peu une légende, les copains, ça les fait marrer : quand un article passe dans le journal, ils se disent “Fabrice a encore fait des siennes !” Pour l’OFB [Office français de la biodiversité] et les instances agricoles, c’est un secret de polichinelle, reconnaît ce paysan d’une quarantaine d’années, lunettes sur le nez et pull de travail sur le dos. Mais je n’ai pas eu envie que le chasseur ou l’éleveur lambda sache où j’habite, je crains des actes de malveillance, car c’est un sujet très clivant. »
Le sujet est brûlant et source de tensions récurrentes entre associations écologistes, chasseurs et éleveurs. De la quantification du nombre de loups découle une autorisation du nombre de bêtes à abattre, fixé à 19 % de l’effectif estimé. En 2025, 192 des 1 013 loups recensés dans l’Hexagone pourront ainsi être abattus.
« Il fallait que ça tombe sur moi »
Bien que la préfecture du Maine-et-Loire indique sur son site qu’« aucun indice de présence [du loup] confirmée n’a été relevé », le département sera classé — comme les Deux-Sèvres et la Vienne voisines — en cercle 3 du plan Loup au 1er janvier 2025. Ce niveau induit une « prédation possible » et permet d’accompagner les éleveurs. Dans les colonnes du Courrier de l’Ouest, la Direction départementale des territoires (DDT) admet que « l’arrivée du loup paraît assez inéluctable ».
« Y’a du loup en meute depuis cinq ans, on ne peut pas dire le contraire », estime Fabrice, avec un mélange d’humilité et de détermination. Il en est persuadé depuis le jour de sa première découverte. C’était un lundi matin de mai 2021. Ce jour-là, un voisin agriculteur est venu lui montrer une photo sur son téléphone : « Tiens regarde, j’ai trouvé ça hier ! » Sur l’écran, il découvre un cadavre de canidé en putréfaction gisant près d’un étang voisin.
« J’ai tout de suite pensé au loup, dit-il. Dans la journée, je suis allé voir. L’OFB est passé aussi : le gars a dit que c’était un chien. Ils n’étaient pas formés pour et ne s’attendaient pas à ce que loup revienne de sitôt. » Si la possession des restes d’un animal protégé est interdite, celle d’un chien ne l’est pas. Alors Fabrice ramasse le crâne de la bête. Ça peut toujours servir. Il en fera ensuite faire un moulage avant de se débarrasser de l’original, par peur d’une sanction. « À un kilomètre de là… Il fallait que ça tombe sur moi ! », lance-t-il, comme si le destin avait placé l’animal sur sa route.
Fabrice se forme auprès d’un pisteur de l’Observatoire du loup et commence ses investigations de naturaliste amateur. « J’ai commencé à pister dans le coin, à voir si on ne trouvait pas des empreintes, des crottes », poursuit ce fils de chasseur. Fin 2021, il lance sa page Facebook, qu’il alimente régulièrement. L’objectif est de « désinhiber la parole, de noter ces infos et de comprendre ce qu’il se passe ».
« À force de le pister, tu rentres dans sa tête et tu comprends des choses sur lui »
« Je suis un compilateur et un pisteur sur le terrain, les deux me donnent des infos », résume-t-il. Sur Google Maps, il épingle les signalements — « empreinte, hurlement, cadavre de chevreuils… » — qu’on lui remonte ou qu’il glane. « Au bout d’un an, tu comprends qu’il y a des endroits sur le territoire où il y a énormément d’indices. » En l’occurrence : le sud du département.
« À force de le pister, tu rentres dans sa tête et tu comprends des choses sur lui », relate celui qui se dit « plutôt proloup », mais se définit « d’abord comme un observateur ». « Mais je ne suis pas dans la tête des agents de l’OFB ! Je suis persona non grata pour la préfecture et l’OFB », qui sont les seuls à pouvoir officialiser la présence du loup et n’apprécient pas de voir des particuliers mener des recherches parallèles.
Pallier un manque de moyens
Pour Farid Benhammou, géographe au laboratoire Ruralités de l’université de Poitiers, travaillant sur les conflits autour du loup et de l’ours depuis 1998, le cas de Fabrice n’est pas unique : un peu partout en France, des citoyens se sont mis en quête du loup, palliant ce qui est défini comme un manque de moyens ou d’expertise par nos interlocuteurs : « L’OFB est très prudente sur ces sujets-là. »
Si certains « voient le loup partout », le chercheur estime que Fabrice est « un naturaliste autoformé de très haut niveau » qui devrait sortir de l’anonymat tant il juge que « son travail est remarquable ». « Le loup est un animal très fantasmagorique et il y a des gens qui sont assez mythos », ce qui peut selon lui expliquer le scepticisme dont a souffert Fabrice de la part des acteurs du milieu, au début de ses recherches.
Histoire de trancher une bonne fois pour toutes la question, l’habitant des Mauges s’est décidé à faire analyser une dent du crâne qu’il a récupérée en 2021. Il l’a envoyée au laboratoire de génétique de la conservation de l’université de Liège, en Belgique. « Il l’a fait analyser par l’un des laboratoires européens véritablement crédibles », ajoute Farid Benhammou, qui s’agace que Fabrice ait dû autofinancer ce test à hauteur de 250 euros. « Ce n’est pas normal », râle le géographe.
Des informateurs parmi les chasseurs
En octobre, le résultat tombe : la dent est bien celle d’un canis lupus « avec 100 % de certitude », lit-on sur un document du laboratoire que Fabrice a partagé sur sa page Facebook. Fin de l’histoire ? Pas vraiment. Lors d’un point presse organisé le 13 décembre, le référent réseau loup à l’OFB Pays de la Loire a annoncé que « personne n’ayant jugé utile de conserver le crâne […] rien ne nous permet d’attester que le prélèvement a été fait dans le Maine-et-Loire », lit-on dans L’Anjou Agricole. Une source nous indique qu’il faut en général « moins d’un an » pour que des preuves de la présence du loup soient récoltées. Pour les autorités, ce n’est pas le cas ici, d’où le choix de la prudence.
« Je m’en suis pris plein la gueule par plein de monde pendant trois ans : le monde du loup est un monde de chiens »
On devine Fabrice agacé. Il a pourtant pris soin de prévenir l’OFB (qui, depuis, a lancé sa propre analyse de la dent, dont les résultats sont encore attendus) avant de publier la nouvelle. Histoire de prouver sa bonne foi et qu’on ne lui reproche pas de posséder une dent appartenant à une espèce protégée. C’est le loup qui se mord la queue : avant l’analyse, l’organisme public considérait que la dent était celle d’un simple chien.
« Je m’en suis pris plein la gueule par plein de monde pendant trois ans : le monde du loup est un monde de chiens, peste-t-il. J’essaie toujours de garder en tête que je ne fais pas ça pour moi, mais pour le loup et les éleveurs. » En route, il a trouvé des alliés. Plutôt du côté des chasseurs, chez qui il « a des informateurs », que des associations environnementales — sans pour autant être en conflit avec elles. Il garde un œil sur de possibles cas de braconnage : « J’ai au moins cinq ou six cas possibles depuis trois ans. »
Aujourd’hui, le tranquille quadragénaire envisage l’après. Quand la présence du loup sera officialisée. Il dit qu’il continuera ce qu’il appelle « sa quête personnelle » ou « son petit plaisir » : se promener dans les bois en espérant que le loup y soit. « Si ma copine me demande où on va se promener, elle peut être sûre qu’on va aller là où il y a des indices de présence », sourit-il.
Quand on cherche les raisons de cette obsession, il évoque un passage dans les Alpes, où il fut envoyé comme objecteur de conscience pour échapper à l’armée. « Le soir, on entendait les loups hurler et on retrouvait des carcasses de chevreuils. » On l’écoute parler de l’animal favori des contes pour enfants et on se demande si, l’air de rien, il ne parle pas un peu de lui-même : « Le loup est un animal fantomatique, il est invisible. Je pense que le loup m’a vu maintes et maintes fois, c’est certain. Il te voit, mais toi, tu ne le vois pas. » On a beau insister : il souhaite conserver l’anonymat. Fabrice restera Fabrice.