Cela dure depuis des décennies — au moins depuis les années 1990 d’après le ministère de l’Agriculture. Des centaines d’éleveurs à travers la France ont vu un jour la santé de leurs troupeaux se dégrader soudainement, juste après l’installation d’équipements électriques à proximité de leur ferme : lignes à haute tension (LHT), antennes relais et, plus récemment, éoliennes. Les champs électromagnétiques et courants électriques parasites générés par ces appareils seraient, selon eux, à l’origine de la détresse de leurs animaux.
Pertes d’appétit, infections, comportements apeurés, baisse de production laitière, voire mortalité accrue : la souffrance des animaux d’élevage — principalement les vaches laitières — est le seul fait qui ne suscite aucune contestation. Comprendre la cause de ce phénomène, c’est une autre histoire.
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Après une trentaine d’années de controverses, la science s’avère être toujours incapable de trancher. « Il reste difficile de se prononcer quant aux effets sanitaires directs des CEM–EBF [champs électromagnétiques d’extrêmement basse fréquence] sur les animaux d’élevage, ceci d’autant plus que les mécanismes d’action des CEM–EBF ne sont pas encore identifiés », concluait en 2015 un rapport d’expertise de l’Anses. Qui indiquait, de même, que l’effet des courants parasites « reste mal connu ».
Depuis, la même conclusion revient sans cesse : il faut « financer la recherche », disait un rapport de l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques) en 2021. « La recherche est désarmée », s’émouvait encore un rapport d’enquête publié par le ministère de l’Agriculture en 2023.
« À ce jour, la question reste quasiment vierge d’études scientifiques rigoureuses et de résultats débouchant sur des liens de causalité entre infrastructures électriques collectives et santé des élevages », résume l’Inrae sur son site.
Courants parasites
Certains éléments sont tout de même bien avérés. D’abord, les phénomènes électriques non désirés — ce qu’on appelle les courants parasites — sont bien réels, et peuvent être provoqués par des LHT ou des éoliennes, comme l’explique le GPSE (Groupe permanent pour la sécurité électrique en milieu agricole).
Ces phénomènes peuvent se produire de deux manières. Premièrement, par induction : la simple présence d’un champ électrique ou d’un champ magnétique, généré par une ligne électrique, peut créer un courant dans un matériau conducteur située à proximité, un abreuvoir métallique par exemple.
Deuxièmement, via la prise de terre : celle-ci est une sécurité qui permet d’évacuer le courant dans le sol en cas de défaut dans toute installation électrique. Mais cela peut créer un courant vagabond dans le sol, voire interagir avec les prises de terre d’autres appareils dans une ferme à proximité. Autrement dit, ce courant évacué dans le sol peut revenir toucher des animaux à proximité.

Deux sources possibles de courants parasites dans les champs.
© Antoine Dagan / Reporterre
Les vaches sont particulièrement vulnérables à ces courants parasites. De par la nature de leurs tissus et leur morphologie, leur corps est beaucoup moins résistant que d’autres espèces aux courants électriques : cette résistance (en ohms) pour les bovins est estimée à plusieurs dizaines de fois moindre que celle des volailles, et jusqu’à dix fois moindre que celle des humains.
Une vache qui s’abreuve peut ainsi facilement être traversée par un courant parasite présent dans l’abreuvoir. Et même sans contact avec une surface conductrice, un courant parasite présent dans le sol peut passer entre les pattes de l’animal, créant ce que l’on nomme une « tension de pas ».

Vaches affectées par des courants parasites.
© Antoine Dagan / Reporterre
Si l’existence de ces phénomènes ne fait pas débat, toute la difficulté consiste à en identifier l’origine. « Il peut y avoir beaucoup de courants de fuite sur une installation agricole, c’est-à-dire provoqués par des appareils électriques mal reliés à la terre. C’est un problème multifactoriel très complexe, on ne peut pas juste conclure que ces courants viennent des éoliennes lorsqu’elles sont installées près de la ferme. D’autant que dans la vaste majorité des cas, les fermes à proximité d’éoliennes n’ont pas de problème », pointe Anne Boudon, chercheuse à l’Inrae, qui travaille sur ces courants parasites.
« Il n’y a jamais deux fermes identiques »
Ces arguments sont très frustrants à entendre pour les agriculteurs qui témoignent parfois d’une corrélation forte entre les moments où les éoliennes fonctionnent et le mal-être de leurs animaux. Mais en l’absence de données statistiquement significatives, ces suspicions, aussi légitimes soient-elles, ne permettent pas aux chercheurs de transformer ces corrélations en liens de causalité. Notamment parce que la diversité des situations, en conditions réelles, rend les comparaisons quasi impossibles.
« Il n’y a jamais deux fermes identiques. Même si elles sont à la même distance d’une éolienne, il faut regarder où passe la ligne haute tension enterrée, prendre en compte la nature du sol, son taux d’humidité, la présence potentielle d’une rivière souterraine, très conductrice pour l’électricité », liste Bruno Beillard, maître de conférence à l’université de Limoges et fondateur d’une entreprise d’expertise auprès des agriculteurs sur ces enjeux.
Autre source d’incertitude : les fréquences électriques des courants que l’on retrouve dans une ferme sont de plus en plus nombreuses, sans que l’on sache identifier ni leur provenance ni la sensibilité des bovins à chacune de ces fréquences.
« Le réseau français est à 50 hertz (Hz) mais on mesure tous types de fréquences, de 0 Hz à 2 kHz. Suivant la vitesse du vent, les pâles d’une éolienne vont générer une fréquence variable. Ensuite, le convertisseur passe tout ça en courant continu, puis le transformateur le repasse en 50 Hz pour le connecter au réseau. Et tous ces courants peuvent générer différents champs électromagnétiques », dit encore Bruno Beillard.
Données manquantes
Malgré quelques études isolées, la même conclusion revient sans cesse : on manque de données pour savoir si, quand et comment ces installations électriques extérieures aux fermes nuisent aux animaux.
Pourquoi la science patine-t-elle autant sur le sujet ? « La recherche a des moyens limités et l’attention s’est d’abord focalisée sur l’effet de ces ondes sur la santé humaine. Il faut de plus réunir des spécialistes de domaines très différents, ce qui est compliqué : des physiciens des ondes aux biologistes et épidémiologistes », répond Olivier Merckel, chef de l’unité d’évaluation des risques liés aux agents physiques à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).
La recherche devrait tout de même bientôt apporter de nouvelles réponses : depuis 2022, un groupe de travail interdisciplinaire est coordonné en France par l’Inrae. Le projet AgroE2 (Agronomie et Énergie respectueuse de l’Environnement), lancé en 2024 et financé par l’Ademe, doit notamment mesurer en conditions contrôlées l’effet des courants générés par les éoliennes sur les bovins. Les résultats sont attendus pour 2027.
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Cet effort interdisciplinaire inédit ne pourra toutefois pas répondre à tout. Quid, par exemple, des effets des champs électromagnétiques autres que ces courants parasites, comme l’hypersensibilité électromagnétique dont l’Anses reconnaît la réalité des symptômes chez les humains, sans en comprendre la cause ?
« Un humain électrosensible peut verbaliser son mal-être, ce qui ne pourrait pas être le cas de l’animal qui ne comprend de plus pas ce qui lui arrive. Bien définir ce qui, dans le comportement des animaux, peut être lié à ces phénomènes électromagnétiques, est une difficulté majeure », reconnaît Anne Boudon, qui participe à AgroE2 avec l’Inrae.
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« Sur les effets directs potentiels des ondes basse fréquence, au-delà des courants parasites induits, on n’a pas d’études robustes suffisantes, abonde Olivier Merckel. Quand des tissus vivants sont exposés à ces ondes, des charges électriques vont s’accumuler et peuvent générer de petits courants, qui peuvent entrer en interaction avec les courants électriques du corps. Des études montrent à l’échelle cellulaire que l’exposition à ces ondes peut générer du stress oxydant. Mais c’est aussi le cas lorsqu’on s’expose au soleil, par exemple. Toute la question est de savoir si ces expositions dépassent ou non ce que le corps peut supporter. »
Lente, prudente et rigoureuse, la science avance mais ne pourra jamais prétendre à l’exhaustivité. Décider du degré de risque et d’incertitudes acceptables ne pourra, in fine, n’être qu’un choix de société. Le 28 octobre 2024, la cour d’appel de Caen a condamné le Réseau de transport d’électricité à indemniser un éleveur normand, après avoir estimé que le lien était suffisamment avéré entre les symptômes de ses bovins et la présence d’une ligne à très haute tension.
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