• jeu. Sep 19th, 2024

Le tourisme spatial, un rêve capitaliste « en grande difficulté économique »


Sylvain Chiron, chef d’entreprise savoyard de 52 ans, est devenu dimanche 19 mai le premier Français à effectuer un « vol touristique » dans l’espace. Une dizaine de minutes au-dessus de la ligne de Karman (définie arbitrairement comme la limite entre la Terre et l’espace, à 100 km d’altitude), à bord de la petite fusée New Shepard, de l’entreprise spatiale Blue Origin, fondée par le multimilliardaire étasunien Jeff Bezos.

L’expérience, largement médiatisée, interroge la finalité et le rapport à l’écologie des activités spatiales. Elle s’inscrit aussi dans un narratif prométhéen de conquête insatiable, au service de l’imaginaire technocapitaliste de croissance infinie. C’est ce que nous a expliqué Arnaud Saint-Martin, sociologue spécialiste de l’astronautique, chargé de recherche au CNRS, et co-auteur avec Irénée Régnauld d’Une histoire de la conquête spatiale (La Fabrique, 2024).


Reporterre – Comment analysez-vous l’engouement médiatique déclenché par le récit du premier touriste spatial français ?

Arnaud Saint-Martin – Le cadrage médiatique était très prévisible. Très peu critique, avec un redéploiement de tous les poncifs et stéréotypes actuels autour du spatial : l’idée que l’espace devient accessible à n’importe qui, assortie de la présentation de l’heureux élu, son récit de tous les moments attendus comme l’accélération très forte, l’overview effect [« l’effet de surplomb », le choc ressenti par de nombreux astronautes en observant la Terre depuis l’espace].

Cette façon de se montrer, de s’exhiber en conférence de presse à peine retombé sur terre, fait partie du business model de ces entreprises. Elles promettent une exposition médiatique aux clients, autant qu’une expérience en impesanteur. Ils ont droit à leur quart d’heure warholien et deviennent, au passage, les ambassadeurs bénévoles d’une marque.

Cette idée d’une démocratisation en cours de l’accès à l’espace ne vous semble pas réaliste ?

Lorsque Jeff Bezos a fait son vol spatial, en 2021, il promettait déjà une multiplication des vols touristiques. Sylvain Chiron nous reparle aujourd’hui de « révolution spatiale » en cours. Ce sont des promesses qu’on recycle en boucle depuis vingt ans, mais dans la réalité, ils ont du mal à accélérer la cadence de ces vols suborbitaux.

Virgin Galactic, un concurrent de Blue Origin, est en grande difficulté économique. Le cours de son action en bourse était monté aux alentours de 60 dollars peu après leur lancement [en 2019], avant de retomber aujourd’hui à 1 dollar. Il a perdu beaucoup d’argent et a un mal fou à rentabiliser le peu de vols organisés depuis le coûteux Spaceport America, au Nouveau-Mexique.

Jeff Bezos est particulièrement impliqué dans la course à l’espace avec son projet Blue Origin.
Flickr / CC BYNCND 2.0 Deed / NASA Kennedy

Concernant Blue Origin, comme l’entreprise n’est pas cotée en bourse, on n’a pas les chiffres. La direction est très peu diserte sur le sujet. On ne sait d’ailleurs pas quel est le prix du ticket payé par Sylvain Chiron, mais cela reste forcément extrêmement cher. Au sein même du secteur, les avis sont très contrastés sur la rentabilité potentielle du tourisme spatial. C’est un domaine qui nécessite de mobiliser un fort capital, de déployer des technologies et des infrastructures très onéreuses.

Certains acteurs, au départ enthousiastes, ont changé leur fusil d’épaule. D’autres y croient encore. Dans tous les cas, cela reste un marché d’ultra-niche et clairement pas le secteur du spatial où il y a le plus d’argent à se faire, comparé, par exemple, aux projets de « mégaconstellations » de satellites.

Pourquoi ces acteurs privés déploient-ils autant d’efforts pour une activité si peu rentable ? S’agit-il de renforcer le narratif technocapitaliste de l’espace présenté comme « nouvelle frontière » et de tenter de contourner la critique de l’insoutenabilité du productivisme en promettant une croissance infinie dans le cosmos ?

Jeff Bezos est suffisamment fin, contrairement à Elon Musk, pour ne pas promettre une « planète B » et ne pas s’opposer frontalement aux préoccupations écologiques. Son entreprise ne s’appelle pas pour rien Blue Origin : il promeut dans son discours le sauvetage de la Terre grâce à l’exploitation des ressources des astéroïdes, la construction de stations spatiales géantes du type cylindre O’Neill, qui permettraient de soulager la planète et de la préserver.

« Jeff Bezos est hanté par la question spatiale »

Mais cela reste bien évidemment une manière d’éviter de remettre en cause le modèle de croissance. On connaît le modèle économique de plateforme d’Amazon, son exploitation intensive de la main d’œuvre. Jeff Bezos a d’ailleurs lui-même fait le lien entre ses deux entreprises. Après son vol, il a notamment tenu à remercier l’ensemble des salariés d’Amazon, comme ayant contribué à la réussite de Blue Origin. Il se présente comme un capitaliste philanthrope, sauvant l’humanité de la crise écologique grâce à ses entreprises, tout en voyageant à bord de son super yacht. Il n’est pas à une contradiction près.

En décembre 2023, Jeff Bezos expliquait sa vision d’un « trillion d’êtres humains vivant dans le système solaire », en exploitant « toutes les ressources » pour faire de la Terre un joli jardin restauré de villégiature. À quel point les tenants de cet astrocapitalisme démiurgique croient-ils à leur propre discours ?

Ce n’est pas que du marketing pour Jeff Bezos. Il a créé Blue Origin dès 2000, c’est une vraie passion, il est hanté par la question spatiale et il y croit. Au-delà de son cas, il y a une forme de sincérité chez beaucoup de passionnés de l’espace, qui vous diront les yeux dans les yeux que l’exploration de l’espace permettra de résoudre la crise écologique, en y exploitant les ressources, en construisant des centrales solaires en orbite… Une forme de technosolutionnisme, assumé comme une évidence, habite une bonne partie de la communauté.

« Le spatial mobilise des croyances et des affects forts »

Une autre partie de ces professionnels, en revanche, assume un cynisme total, sait parfaitement que les promesses de colonisation de l’espace sont irréalistes et se sert de ces récits comme d’un enrobage astroculturel pour justifier le business de leurs entreprises et embarquer le public. Il y a aussi des gens qui reviennent sur le tard de ces mythes, notamment des retraités de l’industrie aérospatiale qui prennent du recul et se demandent s’ils n’auraient pas pu faire les choses autrement. Mieux vaut tard que jamais…

Chaque décollage de fusée émet 200 à 300 tonnes de CO2.
Blue Origin

À quel point l’opinion publique adhère-t-elle à cet imaginaire spatial ?

C’est difficile à estimer, mais un clivage existe aujourd’hui sur ces sujets. À côté de l’enchantement acritique et enthousiaste de certains médias pour ce tourisme spatial, de plus en plus de voix pointent les enjeux environnementaux, les coûts écologiques démesurés de ces lancements de fusée et la superficialité d’un loisir qui consiste à passer dix minutes dans l’espace au moment où l’urgence écologique devrait imposer la sobriété à tous. Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, a lui-même fustigé en 2021 l’obscénité de ces milliardaires qui s’envoient en l’air au moment où l’humanité entière traverse de multiples crises.

Le tourisme spatial est un point de crispation idéologique, qui questionne en filigrane la pertinence même des vols habités. Les choses semblent de plus en plus clivées et suscitent des réactions parfois très vives, tant le spatial mobilise des croyances et des affects forts chez certaines personnes.



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