La haute montagne fascine et génère bien des fantasmes. Elle est sujette à des appropriations variées. Le youtubeur Inoxtag a filmé son « exploit » au sommet de l’Everest ; Emmanuel Macron s’est plu à inverser la logique collective et solidaire de la cordée pour en faire une métaphore de la société néolibérale ; le mouvement d’extrême droite Génération identitaire, dans une action « antimigrants » à flanc de montagne, l’a donnée à voir comme une frontière naturelle à défendre.
Ce territoire, et spécifiquement l’alpinisme — l’ascension de sommets et de parois en haute montagne — est le terreau de luttes politiques variées. Cette discipline sportive est née et s’est structurée pendant la seconde moitié du XIXe siècle au sein de l’aristocratie et de la bourgeoisie anglaises. La haute montagne n’est pourtant pas l’apanage de la haute société : elle est aussi une terre de luttes, de résistances et de solidarités. C’est ce que démontre Guillaume Goutte dans Alpinisme et anarchisme — Une brève contre-histoire politique des sommets.
Militant syndicaliste, l’auteur a consacré plusieurs ouvrages aux luttes sociales, comme Vive la syndicale ! Pour un front unique des exploités (Nada, 2018) ou Tout pour tous ! L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme (Libertalia, 2014).
L’alpinisme n’est pas une histoire d’élites
Les clubs d’alpinisme ont essaimé en Europe au XIXe siècle et rassemblé principalement des hommes, alors même que des femmes grimpaient de manière remarquable depuis le début du siècle. C’était notamment le cas de Marie Paradis, qui avait atteint le sommet du mont Blanc en 1808 et dont la condition modeste a contribué à son effacement de l’histoire de la discipline. Ou celui d’Henriette d’Angeville, qui a effectué la même ascension trente ans plus tard.
En 1874 est créé le Club alpin français (CAF), autour duquel est apparue une « culture montagne » qui « s’organise et s’institutionnalise (création de compagnies de guides, construction de refuges d’altitude, rédaction des premiers “topos”) », comme l’écrit Guillaume Goutte.
Ce développement initial de l’alpinisme, qui s’enracine tant dans celui du sport que dans celui du tourisme, est marqué par un vocabulaire martial : « C’est une exploration aussi bien qu’une guerre, un exploit sportif autant qu’une victoire militaire. » Les pays européens se disputaient la conquête des sommets, et les régimes fascistes et nazis des années 1930 et 1940 tentaient d’incarner leur autoritarisme dans la domination de la montagne en commandant des expéditions spectaculaires.
À ces investissements élitistes et conservateurs de l’alpinisme s’oppose, dès l’émergence de la discipline, une pratique populaire des sommets. Dès la fin du XIXe siècle se sont créés des clubs qui visaient à rendre la montagne accessible aux moins fortunés. Ainsi le Club d’ascension grenoblois, créé en 1899, souhaitait amener la classe ouvrière vers des loisirs sains.
Paternalisme ouvrier
Il se situait, à l’instar d’une partie de l’encadrement des loisirs des classes populaires de cette époque, dans la mouvance du paternalisme ouvrier. Il fallut donc attendre le tournant de 1936, avec la mise en place des congés payés et la naissance du Groupe alpin populaire, pour que l’alpinisme travailliste, c’est-à-dire par et pour les travailleurs, prenne son ampleur.
Il s’est notamment développé via la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT). Créée en 1934, elle était l’un des espaces de rassemblement du mouvement ouvrier face à la montée des fascismes et s’est montrée particulièrement active après la Seconde Guerre mondiale. La FSGT défendait alors une vision de la discipline radicalement opposée à celle de la très conservatrice Fédération française de montagne.
Contre elle et contre sa défense du mythe du grimpeur héroïque et solitaire, la FSGT affirme que l’alpinisme doit « développer une pratique en responsable et, pour ce faire, former des cadres qui ne soient pas des “guides au rabais” mais des organisateurs d’activités dont les participants seraient responsables de leur pratique. Cette notion s’est concrétisée par l’objectif de « grimper en tête », y compris pour les débutants ». La structuration de clubs, de formations, de voyages a participé à la défense d’un alpinisme populaire et émancipateur, au sein duquel l’alpinisme est envisagé comme un sport d’équipe.
Marchandisation de l’escalade
La croissance de l’alpinisme populaire s’est également développé dans l’escalade sur mur artificiel. Hors des montagnes, la FSGT y a vu la possibilité d’envisager une escalade plus démocratique, accessible sans besoin de se déplacer et moins dangereuse. Un des tout premiers murs a ainsi vu le jour à la Fête de l’Humanité en 1955. C’est dans cette logique qu’ont été créés, au début des années 1960, les circuits de grimpe de Fontainebleau. « L’océan de grès » n’a pas tardé à devenir le cadre de fêtes ouvrières et de débuts de carrières sportives pour plusieurs alpinistes issus de la classe ouvrière.
Le succès des compétitions a entraîné pourtant, au cours des décennies, la marchandisation de l’escalade. La multiplication des salles privées dans lesquelles il est possible de « grimper » en est aujourd’hui l’un des indicateurs — à tel point qu’elle est devenue une pratique prisée des classes moyennes et de la bourgeoisie. Face à ces logiques de marché, la vision militante des pratiques d’escalade et de l’alpinisme est indissociable, à plusieurs endroits, d’initiatives solidaires.
Et pour cause : les valeurs de l’alpinisme, affirme Guillaume Goutte, se confondent avec celles qui se trouvent au cœur de l’anarchisme et des luttes émancipatrices. Et il n’est pas seul dans cette entreprise. Les textes du géographe libertaire Élisée Reclus ou du médecin basque Isaac Puente — dont « L’alpinisme », publié en annexe à celui de Guillaume Goutte — ont fait le lien de façon explicite entre anarchisme et alpinisme.
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D’abord parce qu’il s’agit d’investir la montagne, souvent uniquement perçue comme une frontière naturelle, comme un lieu de passage. À ce titre, elle n’est plus uniquement le cadre d’une activité sportive mais devient un espace social qui nourrit des luttes militantes. L’histoire des résistances en montagne ne dit pas autre chose : l’anarchisme espagnol a ainsi fait des Pyrénées un lieu de batailles et de résistances, notamment à travers l’action de la Confédération internationale du travail (CNT) pendant la période franquiste.
« Décontaminer les montagnes » du fascisme
Aujourd’hui, les maraudes du col de Montgenèvre dans les Hautes-Alpes offrent un secours aux populations migrantes qui s’inscrit dans cette tradition de réappropriation des montagnes en défense de la liberté de circulation.
Du côté italien, de nombreux collectifs s’inscrivent également dans cette perspective. Alpinismo Molotov, qui se présente comme une « association subversive de randonnée » et s’organise autour du collectif Wu Ming, en est un bon exemple. Associant l’alpinisme à la lutte antifasciste, il se donne pour objectif de « décontaminer les montagnes » du fascisme qui les traverse, et associe rendez-vous sportifs, campagnes mémorielles et initiatives antimilitaristes.
Plusieurs associations européennes se placent dans cette dynamique et revendiquent une réappropriation des montagnes : l’Association alpine antinationale, qui invite à « reprendre les sommets », Alpinpunx ou Alpine Peace Crossing en Allemagne par exemple. En France, le Club alpin libertaire, créé au milieu des années 2010, a ainsi choisi pour slogan « Par la montagne, pour l’émancipation ».
Au-delà de la question des frontières et de l’investissement politique de la montagne, la question des activités de plein air et, plus généralement, du lien aux espaces naturels, traverse par ailleurs la pensée anarchiste. Elle fournit une occasion de repenser les rapports sociaux et le collectif. La cordée par exemple, loin d’incarner un système individualiste comme le prétend Emmanuel Macron, fait l’objet d’un fascinant développement de l’auteur. Elle apparaît comme un symbole des valeurs anarchistes de solidarité, de responsabilité, et d’autonomie.
« C’est ainsi que nous formerons des individus forts et rebelles »
La respiration nécessaire pendant la montée devient dès lors un moment d’organisation collective, comme l’affirme un texte des années 1930 exhumé dans l’ouvrage : « Personne n’ignore que, pendant les excursions et au moment des pauses, nous organisons des discussions et des jeux en accord avec l’idéal anarchiste. Et c’est ainsi que nous formerons des individus forts et rebelles, capables de contribuer à l’effondrement de la tyrannie. » À bon entendeur : la randonnée est politique.
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Alpinisme et anarchisme, de Guillaume Goutte, aux éditions Nada, octobre 2024, 144 pages, 10 euros. |
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