« Furieux, indigné et ébahi face à un tel manque de décence. » Joint au téléphone par Reporterre, Ralph, un ami de Morgan Keane, tué par un chasseur fin 2020 alors qu’il coupait du bois près de sa maison de Calvignac (Lot), n’en revenait toujours pas. Dimanche 29 décembre 2024, un chasseur a pénétré dans la propriété des Keane, pourtant interdite à la chasse depuis l’accident, pour y tuer un sanglier.
« Il n’y avait que Rowan [le petit frère de Morgan Keane] à la maison à ce moment-là, raconte Ralph. Il était sur la terrasse de sa maison lorsqu’il a entendu, vers 14 heures, un grand fracas remonter vers la bambouseraie. Il s’est douté que c’était un sanglier. Il a ensuite entendu un chien de chasse emprunter le même chemin, puis un homme, suivi d’un coup de feu. »
Le jeune homme aurait alors attendu quelques minutes avant de sortir à la rencontre des chasseurs. En le voyant, l’auteur du tir s’est enfui en courant en laissant le cadavre de l’animal sur place, selon plusieurs témoignages recueillis par Reporterre. Rowan Keane a alors appelé la mère de Ralph, qui s’est immédiatement rendue sur place en compagnie de son fils.
La bête devait être achevée, plaident les chasseurs
Le trio a alors appelé les gendarmes, qui ont dépêché des hommes sur place pour réaliser les premières constatations. « Le directeur de battue a été auditionné », a rapporté à Reporterre le président de la Fédération de chasse, Jean-François Cau. « Le parquet de Cahors a été saisi de ces faits et une enquête a été immédiatement ouverte. Des directives d’enquêtes ont été données, mais toutefois nous n’avons pas encore eu le retour de l’ensemble des investigations », a indiqué à Reporterre la vice-procureure du tribunal judiciaire de Cahors.
Le tir était-il légal ? Après la mort de Morgan Keane, la propriété était devenue un refuge Aspas — du nom de l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas), qui aide les propriétaires à interdire la chasse sur leurs terres. Les chasseurs n’étaient donc pas censés y pénétrer. Mais il existe en chasse un « droit de suite » qui autorise les chasseurs à achever un animal mortellement blessé où qu’il se trouve. C’est ce qui s’est passé à Calvignac le 29 décembre, selon Jean-François Cau.
« Le sanglier avait été tiré et blessé aux pattes arrière et avait réussi à se traîner sur ses pattes avant, raconte-t-il. Il est venu finir sa course dans la propriété. Là, les chiens sont montés au ferme [la chasse au ferme est une chasse au cours de laquelle des chiens sont lancés à la poursuite d’un animal et l’encerclent]. Les chasseurs ont constaté au GPS et au son que les chiens ne bougeaient plus et sont allés achever l’animal. »
Cette explication ne convainc pas Me Julien Roelens, avocat du collectif Un jour un chasseur fondé par quatre amies de Morgan Keane après sa mort. En effet, le droit de suite ne s’applique que si l’animal est mortellement blessé, auquel cas le fait de l’achever n’est pas considéré comme un acte de chasse. S’il est seulement blessé, le tuer dans une zone non chassable est une infraction.
Les chasseurs auraient dû prévenir Rowan
« Vous imaginez bien que dans le feu de l’action, il est compliqué de savoir si un animal est mortellement blessé ou seulement blessé. Il y a un flou sur lequel les chasseurs, dans ces affaires-là, peuvent jouer », dit l’avocat. Richard Holding, membre de l’Aspas, connaît bien le micmac, car l’association assiste les propriétaires des refuges dans leurs litiges avec les sociétés de chasse. « C’est très compliqué à prouver. C’est pourquoi nous recommandons aux personnes que nous accompagnons de filmer ou de prendre des photos s’ils soupçonnent une infraction. Sinon, c’est parole contre parole. »
Autre point d’interrogation : les chasseurs auraient-ils dû prévenir la famille Keane qu’ils allaient achever un sanglier sur leurs terres ? D’après Me Julien Roelens, oui, même en cas de suite. Sinon, c’est une « violation de domicile passible d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ». « Pour exercer ce droit de suite, un chasseur doit solliciter l’autorisation du propriétaire du terrain », a également confirmé à Reporterre l’Office français de la biodiversité (OFB).
Jean-François Cau reconnaît du bout des lèvres une « erreur », liée au fait que Rowan, le dernier membre de la famille Keane, ne séjourne qu’occasionnellement à Calvignac : « Les chasseurs ont suivi leur processus, pensant qu’il n’y avait personne dans la maison. S’ils avaient su qu’elle était habitée, ils n’auraient peut-être pas osé le faire. La preuve, quand ils ont entendu crier, ils sont partis en courant. » Face à ces agissements, l’Aspas dit étudier la possibilité de porter plainte et de demander la dissolution de la société de chasse ayant organisé la battue.
Des chasseurs imperturbables ?
Au-delà du caractère légal de ce tir de sanglier se pose la question de sa légitimité. La mort de Morgan Keane, âgé de tout juste 25 ans, confondu avec un sanglier par un chasseur inexpérimenté et abattu d’une balle au thorax juste à côté de chez lui, avait provoqué une onde de choc nationale. La pétition du collectif Un jour un chasseur pour l’interdiction de la chasse les dimanche et mercredi, une formation plus stricte des chasseurs et un contrôle accru sur l’utilisation des armes à feu avait recueilli plus de 120 000 signatures.
Cette mobilisation n’a pas semblé perturber les chasseurs du secteur de Calvignac, dénonce Mila Sanchez, amie de Morgan Keane et cofondatrice du collectif : « On sait qu’ils continuent à chasser aux abords de la maison, quasiment tous les week-ends. Et là, ils se permettent de s’introduire dans la propriété et d’y tuer un sanglier à 36 mètres de la porte d’entrée. C’est un manque de respect total pour les proches. On ne comprend pas qu’ils puissent continuer à venir tuer là, dans ce jardin, sans y voir un problème éthique et moral. »
« C’est un manque de respect total pour les proches »
Les soutiens de la famille Keane ne ménagent pas non plus l’État, qui se montre, selon eux, d’une indulgence coupable à l’égard des chasseurs. Le collectif Un jour un chasseur avait bien été invité par Bérangère Abba, alors secrétaire d’État à la biodiversité, à présenter ses propositions pour une pratique de la chasse plus sécuritaire.
Gouvernement permissif
Sans résultat, puisque le gouvernement a au contraire pris de nouvelles mesures prochasse, comme la vente de munitions chez les buralistes ou l’extension de la période de chasse des sangliers à l’année entière.
« Il existe en France une permissivité à l’égard de la chasse unique en Europe. L’État a confié aux fédérations de chasse le soin de définir des distances minimales de tir à proximité des maisons et des jardins. C’est comme demander à des conducteurs de grosses cylindrées d’édicter le Code de la route de leur département. Ce faisant, il s’est totalement désengagé de sa prérogative de puissance publique censée assurer la sécurité des Français », accuse Me Julien Roelens.
Il indique que 60 % des personnes non-chasseuses tuées par des chasseurs ces quinze dernières années l’ont été au sein même de leur propriété. Le 1er février 2024, l’Aspas et le collectif Un jour un chasseur ont d’ailleurs saisi le tribunal administratif de Paris d’un recours en carences fautives de l’État. Objectif : contraindre ce dernier à adopter des mesures nationales propres à assurer la sécurité des citoyens vis-à-vis de la chasse.
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