Au Centre d’études turques, ouvert depuis un an au sein de l’université de Yaoundé II, de jeunes Camerounais inscrits aux cours de langue s’activent sous le portrait du président Recep Tayyip Erdoğan. Ils préparent un menemen, plat traditionnel très répandu en Turquie. « J’ai voulu apprendre la langue turque après avoir regardé des séries télévisées de ce pays », nous dit l’une des étudiantes, Inaya Ngogang, tandis que sa camarade, Zahra Oumanou, met en avant « le fait de partager la même religion » que les Turcs, musulmans comme le tiers de la population camerounaise. Leur professeure, Mme Fatma Hosca, affirme faire face à « une explosion des demandes d’inscription ». Ce centre a été créé par la Fondation Maarif, lancée par Ankara en juin 2016 et présente dans 90 pays où l’essentiel de ses activités consiste à ouvrir et à faire fonctionner des écoles. À quelques centaines de mètres, sur le même campus, les élèves de l’Institut Confucius, inauguré en 2007, commencent les préparatifs du Nouvel An chinois. Lorsqu’on leur demande ce qui les incite à étudier cette culture, la réponse fuse : « C’est la langue du commerce. » La Chine est le premier partenaire économique du Cameroun.
La création des centres culturels étrangers s’est nettement accélérée à Yaoundé ces dernières années ; la Russie en a ouvert un en 2019, la Corée du Sud en 2020… En raison de sa position stratégique, grâce notamment à sa façade maritime, et de ses ressources naturelles, le Cameroun suscite la convoitise des puissances. « La coopération culturelle n’a qu’un but : aller à la conquête des cœurs et des esprits. Ces pays voient les étudiants comme de futurs relais d’influence », observe M. Jean Cottin Gelin Kouma, conseiller culturel de l’ambassade du Cameroun à Moscou. La politique aussi guide les choix des étudiants. Nina a choisi l’option russe car « le Cameroun et la Russie sont partenaires » — les deux pays ont signé, le 12 avril 2022, un accord de coopération militaire. En revanche, « on en a marre de l’arrogance de la France. On a envie d’aller voir ailleurs », renchérit Béatrice Haman, étudiante à l’Institut Confucius. La diplomatie culturelle de l’ancien colonisateur doit désormais faire face au Cameroun, et plus largement dans l’Afrique subsaharienne, à la recrudescence du sentiment antifrançais (1).
« Ils sont mieux que les Français ! », insiste Béatrice en évoquant les autres pays qui cherchent à renforcer leur influence par le biais d’actions culturelles. Son camarade Engosso Ndjock nuance ce ressentiment, mais constate que certains pays « offrent des bourses en prenant tout en charge, alors qu’avec la France on tremble rien qu’à l’idée de passer l’entretien pour le visa. L’apprentissage de la langue et de la culture nous permet d’appréhender ces pays de manière positive. La France n’a pas à nous dire qui sont les bons ou les mauvais États ».
Dans un contexte où la part de marché des entreprises françaises au Cameroun est passée de 40 % dans les années 1990 à 10 % aujourd’hui, le Quai d’Orsay craint désormais que la culture ne soit elle aussi affectée. Ce n’est pas un hasard si, lors de son déplacement à Yaoundé, en juillet 2022, le président Emmanuel Macron était accompagné d’intellectuels et d’artistes, notamment du chanteur Blick Bassy et de l’historien Achille Mbembe, tous deux camerounais (2). M. Macron a annoncé à cette occasion la création d’une commission sur le rôle de la France dans la guerre d’indépendance (1955-1960). Miser sur la culture pour faire face au sentiment antifrançais ? « La Chine a le partenariat économique, la Russie la force militaire, mais l’atout principal de la France, c’est la culture. On a une histoire culturelle commune », opine Joseph Owona Ntsama, chercheur à la Fondation Paul Ango Ela de géopolitique en Afrique centrale (FPAE), située à Yaoundé.
Même s’il est monté dans l’avion présidentiel, Blick Bassy garde son esprit critique. Il ne mâche pas ses mots à l’égard des Instituts français, ces représentations de la diplomatie culturelle, relevant du ministère des affaires étrangères, qui organisent cours de langue et événements artistiques : « La France a une arme incroyable avec ce réseau. Mais aujourd’hui, ces Instituts sont entre les mains de diplomates qui cherchent avant tout un poste très bien payé dans un pays exotique. Il faut changer la direction de ces structures, imaginer des codirections en incluant des membres de la diaspora. »
À Yaoundé, l’Institut français du Cameroun (IFC) est situé en plein centre-ville, sur l’une des avenues les plus fréquentées de la capitale. Même si sa façade a été récemment décorée par des artistes camerounais, l’intérieur du bâtiment montre, lui, des signes de fatigue, avec des espaces mal agencés, et pour certains non exploités. En juillet, il va fermer ses portes pour deux ans : d’importants travaux, estimés à 5 millions d’euros, permettront d’accueillir un Conseil des jeunes et une antenne de la future Maison des mondes africains, annoncée par M. Macron lors du sommet Afrique-France à Montpellier, en octobre 2021. « Nous devons aujourd’hui changer notre fonctionnement, nous transformer, affirme d’emblée son directeur Yann Lorvo. On était la maison des artistes, nous allons devenir la maison de la société civile. » Face à l’hostilité, « il ne faut pas lutter contre, mais travailler pour. Il faut créer une autre image de la France. Les jeunes attendent moins d’idéologie et plus de résultats ».
L’IFC multiplie les opérations, au Cameroun mais aussi en France, où s’est tenue récemment l’exposition sur les chefferies traditionnelles, au Musée du quai Branly. Fort d’un budget annuel de 6 millions d’euros, il gère les antennes de Yaoundé et de Douala, et est l’un des mieux dotés du réseau — le Quai d’Orsay à l’évidence fait de cette partie du monde une priorité de sa diplomatie culturelle. L’Institut français — l’opérateur du ministère des affaires étrangères et du ministère de la culture pour l’action culturelle extérieure de la France, qui travaille en relation avec les 98 Instituts à l’étranger et les 386 Alliances françaises (3) — par la voix de sa présidente, Mme Eva Nguyen Binh, le rappelle : « Notre mission originelle était de promouvoir la culture française à l’étranger, mais aujourd’hui nous devons apprendre à nous effacer, à être beaucoup plus dans l’écoute et dans la coconstruction avec nos partenaires locaux. »
Ainsi, après le coup d’État de septembre 2022 au Burkina Faso, dans le sillage de divers questionnements et troubles, des Instituts français ont été directement pris pour cible début octobre. À Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso, des livres ont été brûlés, des ordinateurs volés… « Une foule de trois cents personnes a attaqué les blindages et a tout fait céder, nous raconte M. Pierre Muller, directeur délégué de l’Institut de Ouagadougou. Désormais, la programmation se fait hors les murs, et exclut, pour des raisons de sécurité, la venue d’artistes étrangers. » Aucun calendrier de réouverture n’est annoncé. M. Patrick Hauguel, directeur délégué de l’Institut de Yaoundé, auparavant en poste à celui de Ouagadougou, ressent un sentiment d’impuissance : « Dans la programmation, nous traitions justement des thèmes les plus sensibles, comme le sort des soldats africains dans l’armée française ou la restitution des objets d’art. »
Les Goethe-Institute ne dépendent pas de l’ambassade
Et si le problème résidait dans le choix des personnalités invitées ? C’est ce que pense l’anthropologue Jean-Loup Amselle, qui a participé cette année à la « Nuit des idées » de l’Institut du Cameroun. « Dans les débats, il n’y avait pas les personnalités intellectuelles marquantes du pays », déplore-t-il, avant de nous raconter avoir demandé à l’Institut français de rencontrer sur place l’écrivain Lionel Manga et le cinéaste Jean-Pierre Bekolo. « L’Institut m’a déconseillé de les voir, sous prétexte qu’ils auraient des positions critiques vis-à-vis de la France », s’insurge l’anthropologue, qui dénonce une « liste noire ». De son côté, M. Raphaël Mouchangou, coordinateur des programmes du Goethe-Institut de Yaoundé, le centre culturel allemand, tient à souligner une différence de taille : « Contrairement aux Instituts français, nous ne sommes pas liés à notre ambassade. On peut donc être bien plus libres, plus critiques dans nos contenus. » En 2020, un vaste projet scientifique et culturel sur la colonisation a ainsi réuni les Goethe-Institute des six pays africains ayant connu la domination allemande.
Nous sommes allés rencontrer l’un des artistes « blacklistés », Jean-Pierre Bekolo, dans son fief de Yaoundé, le « Quartier Mozart ». Mobilier de récupération, sièges recouverts de sacs de marché, ce lieu est tout à la fois un café, une salle de concert et une galerie d’exposition. « Il y a plus de censure de la France que du Cameroun », regrette le réalisateur, pour qui « la culture est aujourd’hui instrumentalisée par la France ». Plutôt que de « faire un vrai travail sur l’héritage colonial, Emmanuel Macron se contente de mettre en avant des artistes qui traitent de ce thème dans leurs œuvres, comme Blick Bassy. C’est une manipulation », poursuit-il. Mais alors que penser de la commission sur la guerre d’indépendance ? « Regardez sa composition. Il n’y a que des gens qui partagent le même point de vue. Si la commission voulait être juste, elle aurait par exemple invité Nathalie Yamb. »
Un nom qui fait frémir les chancelleries occidentales. Mme Yamb est une activiste helvéto-camerounaise qui ne cesse de combattre la présence française en Afrique et de défendre la Russie. Surnommée « la dame de Sotchi » depuis le discours hostile à la France qu’elle a prononcé au sommet Russie-Afrique de 2019 sur les rives de la mer Noire, elle est interdite d’entrée et de séjour sur le territoire français depuis janvier 2022. Le ministère de l’intérieur a justifié cette mesure en évoquant les « graves troubles à l’ordre public » que l’activiste pourrait provoquer en raison de la « haine profonde qu’elle entretient à l’égard de la France » (4). La proximité de Mme Yamb avec Moscou est un autre grief de Paris, tout ce qui concerne la Russie étant devenu l’un des points de crispation majeurs de la diplomatie culturelle en Afrique subsaharienne.
Après avoir misé sur la coopération militaire, le Kremlin commence d’ailleurs à pousser ses pions dans le domaine culturel. Il utilise comme terrain d’action la Centrafrique, dont le gouvernement lui est acquis, en y impliquant des personnalités du Cameroun voisin. C’est ainsi que l’homme d’affaires Émile Parfait Simb, originaire de Douala mais qui a fui son pays après avoir été poursuivi pour escroquerie, a créé en août dernier à Bangui l’Organisation africaine de la russophonie. Sa mission est de promouvoir la langue et la culture russes. « Il est urgent que nous soyons polyglottes pour sortir du joug colonial et linguistique de certains pays colonisateurs », affirme M. Simb, dans un entretien « exclusif » accordé au premier numéro du magazine RussAfrik (édité à Moscou et publié en langue française, paru au premier trimestre 2023). Il y annonce la création d’antennes africaines de l’université russe de l’Amitié des peuples : « Au lieu de faire une année préparatoire en Russie pour étudier la langue, vous pouvez désormais la faire en Afrique et obtenir un diplôme signé par le ministère de l’éducation de Russie. » La première antenne a été mise en place cette année au Cameroun.
À Bangui, l’Organisation africaine de la russophonie vient s’ajouter à un centre culturel, appelé « Maison russe », ouvert à l’été 2021, directement géré par le groupe paramilitaire Wagner. Son directeur, M. Dmitri Syty, titulaire d’un master en gestion culturelle de l’université de Barcelone, est un proche de M. Evgueni Prigojine, le fondateur de l’organisation. Visage « civil » de Wagner, M. Syty a été blessé en décembre dernier par un colis piégé. Le groupe russe a incriminé la France, cette dernière rejetant « des accusations fantaisistes ». Rouverte rapidement après l’attaque, la Maison russe de Bangui a recommencé à donner gratuitement des cours de langue et a aussi lancé en janvier la fabrication de sa propre bière. « La Russie utilise la culture à des seules fins de propagande, constate M. François Wittersheim, qui a dirigé l’Alliance française de Bangui de 2020 à 2022. La langue russe est désormais obligatoire dans les universités centrafricaines. La France doit jouer à fond la carte de la coopération, sinon les Russes vont s’engouffrer dans cette brèche. »
Une chaîne prorusse suspendue sous pression de Paris
À Yaoundé, le Centre culturel russe occupe un bâtiment modeste du quartier de Bastos, où l’on trouve ambassades et organisations internationales. « Nous proposons des cours d’initiation à la langue russe dès l’âge de 4 ans, accompagnons les étudiants dans leurs demandes de bourse, ou même les hommes d’affaires dans leurs formalités », explique Mme Svetlana Agogho, sa fondatrice. Assise devant des photographies de la place Rouge et du Kremlin, elle nous glisse que « des Camerounais ont contacté le Centre culturel pour s’engager aux côtés de la Russie dans la guerre en Ukraine. Mais ce n’est pas notre mission ».
Moscou sait aussi utiliser la culture pour séduire la presse camerounaise. « L’ambassade de Russie offre des voyages aux journalistes pour découvrir la culture russe », constate M. Denis Omgba Bomba, directeur de l’Observatoire national des médias et de l’opinion publique. C’est à Douala que se trouve Afrique Média, l’une des chaînes de télévision les plus prorusses du continent. Sa diffusion a récemment été suspendue « sous pression diplomatique de la France », nous dit-on au ministère de la communication camerounais. La chaîne est aujourd’hui accessible sur l’opérateur chinois StarTimes mais ne l’est plus sur Canal Satellite, propriété de M. Vincent Bolloré.
Face à ces multiples ingérences culturelles, étatiques comme privées, des artistes camerounais militent pour que leur pays se réapproprie sa culture. « Les langues africaines sont considérées comme de seconde zone. On les qualifie encore de patois. Il faut les remettre à l’honneur », préconise ainsi le pianiste Ruben Binam, qui se présente en défenseur de la cause panafricaine. Un défi majeur en l’absence de moyens financiers importants.