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En quoi la relation franco-indienne est-elle stratégique ?, par Christophe Jaffrelot (Le Monde diplomatique, juillet 2023)

ByVeritatis

Mai 28, 2024


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Consulat général de France à Pondichéry, 2020

Sur le plan économique, les relations franco-indiennes se distinguent de celles que d’autres pays européens entretiennent avec l’Inde sur un point clé : le commerce des biens et services. Alors que Berlin et La Haye enregistrent des échanges importants dans le domaine des biens de production et de consommation — près de 25 milliards de dollars l’an dernier pour l’Allemagne (1) et 17 milliards pour les Pays-Bas (2) —, ceux de la France, eux demeurent limités dans ces matières : à peine plus de 12 milliards de dollars, hors matériel militaire (3). Les entreprises françaises y sont aussi moins bien implantées (à l’exception de quelques fleurons comme Capgemini dont la moitié des 350 000 employés travaillent sur place) à la différence de celles d’autres pays européens : la France se situe au onzième rang des investisseurs étrangers en Inde, les Pays-Bas au quatrième, l’Allemagne, puissance commerciale avant tout, au neuvième et compte deux cents investisseurs indiens sur son territoire. De même, en dépit des efforts des autorités françaises et du monde universitaire, le nombre d’étudiants indiens sur les campus nationaux reste bien inférieur à celui de ceux installés en Allemagne, dix mille selon les statistiques françaises contre trente-quatre mille outre-Rhin en 2022.

Le ressort de la relation franco-indienne est à chercher ailleurs, dans le domaine régalien de la stratégie, voire de la sécurité, où l’État joue un rôle plus important que les milieux économiques. Au cœur de ce rapprochement, l’intérêt national de chacun est justifié, de part et d’autre, par les « valeurs démocratiques » que les deux pays auraient en partage. Or l’évolution de l’Inde rend ce discours inopérant. À quoi l’intérêt de la France tient-il donc, tant à court terme que dans la durée ?

La stratégie indo-pacifique

Du point de vue géopolitique, New Delhi est un partenaire stratégique de la France depuis longtemps — officiellement depuis janvier 1998, date d’une visite historique de Jacques Chirac, alors président de la République, au moment où le pays n’avait plus de gouvernement stable et s’apprêtait à voter quelques semaines plus tard. Les élections devaient porter au pouvoir Atal Bihari Vajpayee, le premier premier ministre nationaliste hindou du Bharatiya Janata Party (BJP). Ce dernier fit procéder à des essais nucléaires, immédiatement condamnés par la communauté internationale (l’Inde n’ayant pas signé le traité de non-prolifération, TNP), mais pas par la France. Alors que Washington, Tokyo, Berlin, Londres et bien d’autres capitales du monde imposaient des sanctions, Paris manifestait une bienveillance dont le pays se rappelle aujourd’hui encore.

Dans le contexte actuel, ce partenariat stratégique vieux d’un quart de siècle revêt une importance accrue du fait de la montée en puissance de la Chine, qui se traduit notamment par une emprise d’un genre nouveau dans l’océan Indien. Des pays de cette zone, comme le Sri Lanka, qui se sont endettés auprès de bailleurs de fonds chinois pour des investissements de grande ampleur, en viennent à hypothéquer leur souveraineté. La France, puissance résidente de l’océan Indien, où elle possède l’essentiel de sa zone économique exclusive (ZEE), s’inquiète de cet expansionnisme, lequel effraie bien plus encore New Delhi, qui a le sentiment d’être encerclé en raison des investissements chinois au Pakistan, en Birmanie, au Népal, au Bangladesh, etc.

Ces intérêts communs dans la zone expliquent en partie la place réservée à l’Inde dans la stratégie indo-pacifique de la France, présentée pour la première fois par M. Emmanuel Macron en mai 2018 dans son discours de Sydney où la Chine était décrite comme le péril à conjurer (4). Tous les documents officiels sur le sujet présentent New Delhi comme le principal point d’appui dans la région, ce dont témoignent les dialogues trilatéraux réunissant la France et l’Inde avec l’Australie ou encore avec les Émirats arabes unis (EAU). En parallèle, le gouvernement indien a aidé Paris à intégrer des instances multilatérales (ou minilatérales) ayant sa mare nostrum pour périmètre, comme l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA), rejointe en 2020. Cela se traduit par des manœuvres militaires conjointes, dont la plus ancienne, appelée « Varuna », concerne les deux marines depuis 2001 ; le porte-avions Charles de Gaulle y a participé en 2021.

Cette position du gouvernement français qui considère donc l’Inde comme son partenaire privilégié dans l’océan Indien, notamment pour résister à la poussée de la Chine, mériterait d’être discutée. Le débat a été lancé, notamment par le chercheur Ashley Tellis pour les États-Unis (5). Ce dernier soutient que Washington — où M. Joseph Biden a invité M. Modi pour une visite d’État en juin dernier — mise sur l’Inde de manière excessive, tout simplement parce qu’elle n’a ni les moyens, ni la moindre envie d’en découdre avec Pékin. Cette prise de position est étayée par trois faits. Premièrement son économie est bien plus faible que celle de la Chine, son premier partenaire commercial, dont elle dépend beaucoup. Deuxièmement, New Delhi préfère ne pas réagir au grignotage de son territoire dans l’Himalaya, visible sur les images satellites, pour éviter d’ouvrir des hostilités où elle n’aurait pas le dessus. Troisièmement, les deux pays continuent de collaborer au sein des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), pour mieux déloger les Occidentaux des positions de pouvoir qu’ils occupent dans le système onusien, notamment parce que tous les deux rejettent leur vision de l’ordre international libéral.

La logique des grands contrats

Outre ces considérations géopolitiques centrées sur la Chine, Paris et New Delhi se focalisent également sur les « grands contrats » — notion qui renvoie au rôle structurant de la puissance publique dans la relation bilatérale. Ces derniers ont une longue histoire, tant dans le domaine de l’énergie que dans celui de l’aéronautique et de l’industrie de défense. Dès les années 1970-1980, l’Inde s’est fournie auprès de la France en uranium enrichi pour faire tourner ses centrales nucléaires, après que Washington — qui y pourvoyait jusque-là — l’eut sanctionnée pour la punir d’avoir attaqué le Pakistan en 1971 (afin d’appuyer les Bengalis de l’Est et leur permettre de créer le Bangladesh). Échaudée par cet épisode et soucieuse de diversifier ses approvisionnements militaires, elle a ensuite acheté des avions Mirage 2000. Le contrat est signé lors de la visite du président de la République de l’époque, François Mitterrand, à New Delhi en 1982.

Dès lors, ces « grands contrats » sont devenus un moteur — sinon le moteur — de la relation franco-indienne : ventes de six sous-marins Scorpène en 2005 et de trente-six avions Rafale en 2015 — auxquelles se sont bien sûr ajoutés de nombreux Airbus, dont les cinq cents A320 commandés par le compagnie Indigo en juin dernier.

Ce n’est pas le seul pays avec lequel Paris a ce type de « grand contrat ». Il en va à peu près de même avec les EAU (qui participent d’ailleurs au dialogue trilatéral mentionné plus haut), le Qatar, l’Arabie Saoudite, l’Égypte etc. Mais dans le cas indien, ce partenariat se déploie sous les auspices d’une « vision du monde commune » : les deux pays auraient donc la démocratie en partage.

Les chefs d’État et de gouvernement qui continuent de se faire l’écho de la prétention indienne au statut de « plus grande démocratie du monde » ignorent sans doute la notion de « démocratie à épithète » mise au point à la fin des années 1990 par deux politistes (6), et qui n’est en rien une coquetterie d’intellectuels mais un guide possible à la décision. Dans cette typologie, le mètre étalon demeure la « démocratie libérale », qui combine – en théorie tout au moins – la désignation des gouvernants par le suffrage universel lors d’élections libres et l’État de droit, lequel implique notamment la séparation des pouvoirs — à commencer par l’indépendance de la justice — et le respect des libertés d’expression, d’association etc. Le XXIe siècle a vu se multiplier ce que certains nomment des « démocraties illibérales », où, certes, le peuple continue de voter pour se donner des dirigeants, mais où les institutions qui servaient jusque-là de contre-pouvoirs sont victimes des attaques de l’exécutif. L’Inde de M. Modi entre dans cette catégorie, au même titre que la Hongrie de M. Viktor Orbán, la Pologne de M. Jarosław et Kaczyński ou la Turquie de M. Recep Tayyip Erdoğan.

Le pouvoir judiciaire y est sur la défensive depuis que M. Modi est arrivé à la tête de l’État, en 2014. Le premier projet de loi soumis au Parlement par son gouvernement ne visait-il pas à modifier la procédure de nomination des juges de la Cour suprême, qui, jusque-là, était désignés par des pairs du monde de la justice ? Il a échoué, mais il est parvenu à ses fins d’une façon détournée : si des juges sélectionnent encore ceux d’entre eux qui siégeront dans l’instance la plus élevée, le gouvernement ne valide pas la nomination de ceux qui lui déplaisent — une pratique à laquelle la Cour suprême a fini par se résigner : elle ne prend plus aucune décision contraire aux intérêts des autorités depuis 2017.

Autre remise en cause : le « quatrième pouvoir » a vu son influence s’effondrer, dans un pays où la liberté de la presse avait permis à des journalistes de faire tomber des puissants (comme Rajiv Gandhi en 1989). Désormais, les médias dits mainstream chantent les louanges du gouvernement — et surtout de M. Modi — à longueur de journée tandis que les hommes et femmes de presse soucieux de leur éthique professionnelle ont trouvé refuge dans des médias en ligne comme The Wire ou Scroll.in. Comment expliquer cette déroute ? Par la peur et l’argent. D’un côté les plus courageux sont soumis à des formes d’intimidation allant du contrôle fiscal à l’incarcération en vertu de lois de sécurité draconiennes. De l’autre, les oligarques proches du premier ministre ont pris le contrôle de nombreux médias. C’est ainsi que le milliardaire Gautam Adani vient d’acquérir New Delhi Television Ltd (NDTV), la dernière chaîne qui faisait de la résistance.

La société civile doit également affronter de tels assauts. Pour mieux soumettre les organisations non-gouvernementales (ONG) à sa volonté, le gouvernement prive nombre d’entre elles des ressources venant de l’étranger sous un prétexte ou un autre. Résultat : leur nombre a été divisé par trois en moins de dix ans, affaiblissant durement le secteur de l’éducation et celui des soins où le monde associatif doit pallier le désinvestissement de l’État.

La situation n’est guère plus favorable du côté des think-tanks et des universités. Non seulement ces milieux intellectuels subissent le tarissement des financements étrangers — le Centre for Policy Research, joyau de la pensée en sciences sociales, est la dernière cible en date —, mais le gouvernement nomme à la tête des facultés des sympathisants souvent peu qualifiés et toujours porteurs de la même idéologie — celle qui préside à la réécriture des manuels scolaires où l’histoire nationale, en particulier, est défigurée, en dépeignant la minorité musulmane sous le jour le plus sombre ou en chantant les louanges des leaders nationalistes hindous aux dépens de Nehru et Gandhi, tous deux largement ignorés. Les universités privées capitulent également bien souvent sous la pression des hommes d’affaires dont elles sont la propriété et qui ont besoin de la bienveillance du pouvoir pour leurs autres activités.

Cependant, l’Inde de Modi n’est pas qu’illibérale. C’est aussi une « démocratie ethnique » où certains citoyens sont plus égaux que d’autres comme disait Orwell. Cette notion vient d’Israël où elle a été introduite par le sociologue Sammy Smooha pour caractériser la différence de traitement affectant les Arabes dans un État explicitement ethnoreligieux puisque juif. L’Inde, elle, est encore officiellement « séculariste », ce qui implique, en théorie, une reconnaissance de toutes les communautés religieuses sur un pied d’égalité. En pratique, les musulmans et dans une moindre mesure les chrétiens sont en passe de devenir des citoyens de seconde zone. Cela se traduit par leur exclusion des quartiers mixtes (et donc leur ghettoïsation) et leur marginalisation sociale : victimes d’appels au boycott économique dans certains États, ils n’accèdent plus aussi nombreux qu’avant à l’enseignement supérieur où ils n’étaient déjà qu’une poignée — moins d’un cinquième d’entre eux va à l’université, un chiffre en baisse en 2019-2020, une tendance sans précédent dans l’histoire de l’Inde pour quelque communauté que ce soit (7). Les justiciers hindous font régner leur police culturelle dans la rue de bien des villes, luttant contre les conversions à d’autres religions que l’hindouisme, contre ce qu’ils appellent le love jihad c’est-à-dire les relations amoureuses et les mariages de musulmans avec des hindoues et, bien sûr, contre l’abattage des bovins au nom de la protection de la vache, animal sacré par excellence (8). Les méthodes musclées de ces nervis sont visibles sur les vidéos des scènes de lynchage qu’ils filment pour amplifier l’impact de pratiques certes illégales, mais rarement réprimées car légitimes aux yeux de la majorité.

« Démocratie illibérale », « démocratie ethnique »… Autant d’euphémismes que certains proposent, fort pertinemment, de remplacer par d’autres tels que « autoritarisme électoral », « démocrature » ou « ethnocratie », termes tout à fait adéquats pour qualifier l’Inde, alors que l’arrivée au pouvoir des nationalistes hindous n’a pas dix ans et que le régime évolue très vite. On mesure l’ampleur du changement, en regardant au-delà de la scène politique pour constater le rôle clé — et croissant — des « vigilantistes » dont le contrôle sur la société s’étend.

Ce diagnostic rend d’autant plus contestable l’invitation de M. Modi à l’occasion du 14 juillet, une fête célébrant la conquête de droits humains par le peuple français.

Verser toutes ces variables dans un débat public sur le partenariat entre la France et l’Inde — voire d’autres pays — aiderait les observateurs et les décideurs à revisiter la notion d’intérêt national, au nom duquel sont nouées des collaborations stratégiques. Ce qui peut relever de l’intérêt de la France en termes de realpolitik à court terme, au nom d’une perspective géopolitique ou de la balance commerciale peut en effet se retourner contre les intérêts de la France à plus long terme. Or une stratégie s’inscrit dans la durée — sinon ce n’est qu’une tactique.



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