Quel rapport y a-t-il entre les langues yolngu parlées dans le nord de l’Australie et les travaux du physicien hongro-américain Leó Szilárd ? À première vue, aucun. Sauf pour le romancier Richard Flanagan, originaire de Tasmanie, qui les invoque dans son nouveau texte, rêverie à la beauté limpide. Entremêlant sources historiques et scientifiques, croisant la réalité stricte et l’imagination, il élabore avec Question 7, un titre choisi en hommage à une nouvelle d’Anton Tchekhov, un récit-roman tout en flux et méandres à l’image de la rivière Franklin. Un cours d’eau que Flanagan connaît bien puisqu’il a failli y perdre la vie à 21 ans dans un accident de kayak. Il remonte à la source de son monde, du pays, de sa famille : ses parents nés pauvres, travailleurs et combatifs jusqu’au bout, l’emprisonnement du père au camp japonais d’Ohama, le « Chemin de fer de la mort », pendant la seconde guerre mondiale, l’extermination des Aborigènes par les colons britanniques. Les origines sont violentes, le monde qui en découle ne l’est pas moins. En Tasmanie, « l’histoire resurgissait constamment non comme réponse ou comme réconfort, non comme récit de progrès, mais comme lieu de massacres ».
Suivant un fil surprenant, il raconte la trajectoire d’artistes et de savants dont les choix auraient modifié l’avenir de l’humanité. Ainsi, pour se soustraire aux élans amoureux de la romancière Rebecca West, l’écrivain H. G. Wells, que la science-fiction rendra célèbre, fuit en Suisse et y rédige La Destruction libératrice, où il se plaît à imaginer une arme capable d’éradiquer la planète. C’est l’invention fictive de la bombe atomique. Vingt ans plus tard, Szilárd découvre le roman de Wells et prend la mesure de ce que serait une réaction nucléaire en chaîne : la fission, les bombes. Juif de gauche exilé aux États-Unis, Szilárd réussira, avec l’appui réservé d’Albert Einstein, à convaincre le président Franklin Delano Roosevelt de se doter de l’arme atomique, de peur que l’Allemagne nazie n’y parvienne la première. C’est le fameux projet Manhattan. On connaît la suite. La guerre du Pacifique et la bombe larguée par l’aviateur américain Thomas Ferebee sur Hiroshima, en août 1945, provoquant la mort de centaines de milliers de Japonais. À la fin de la guerre, le sergent Flanagan, futur père de l’auteur, est libéré. Il passera sa vie à ne pas parler de ses blessures, en homme pudique, « foncièrement vaporeux, à la fois là et pas là, substance et non-substance », qui voyait l’existence « de biais », écrit son fils.
Flanagan restitue la portée des histoires vécues, ce qu’elles ont d’ordinaire, ce qu’elles ont d’unique. Les événements s’enchaînent, toute vie est implacablement prise dans un continuum, mais ne s’y réduit pas. Question 7 n’est pas un livre de vengeance sur les origines, mais un regard sur la destruction et la disparition, au sens parfois le plus concret — quand, par exemple, le tigre de Tasmanie passe une dernière fois sous les yeux de l’enfant Flanagan, sur une route déserte, la nuit, en 1966. Dans les langues yolngu, on ne se contente pas de conjuguer au passé, au présent, au futur : il est un quatrième temps. Tout comme il est une saison supplémentaire. C’est peut-être dans cette dimension-là que conduit l’écriture de Flanagan.