• sam. Sep 28th, 2024

le chantier commence sans le feu vert de l’État


Paris (Île-de-France), reportage

« Arrêtez de filmer ! » L’index pointé sur un journaliste de BFMTV, un agent de sécurité s’avance, sourcils froncés. Sandrine Rousseau s’interpose et, usant de diplomatie, lui décline sa fonction de parlementaire. Derrière eux, quelques jours plus tôt, une plateforme flottante a été amarrée au quai d’Austerlitz, dans le XIIIᵉ arrondissement de Paris.

Dissimulé par une palissade en tôle et des pylônes couverts de graffitis, le chantier passerait presque inaperçu. Interrogés à la volée par des militants écologistes, les ouvriers évoquent « un projet confidentiel ». Confidentiel ? Pas tout à fait. L’allure de cette structure ressemble comme deux gouttes d’eau à un projet hautement contesté — et jamais publiquement validé — de vertiport. Autrement dit, une zone de décollage et d’atterrissage… pour taxis volants.

En juin 2023, Reporterre vous embarquait au cœur du salon international de l’aéronautique et de l’espace au Bourget. Les créateurs de ces aéronefs baptisés eVTOL y dévoilaient alors leurs bijoux aux aficionados fortunés. À mi-chemin entre le drone et l’hélicoptère, ces prototypes conçus pour survoler les grandes villes sur de courtes distances incarnaient un technosolutionnisme décomplexé. Leur promesse marketing ? Une vie sans bouchons.

Dans les allées de l’aéroport francilien, une dizaine de constructeurs jouait des coudes. Parmi eux, l’allemand Volocopter affichait déjà l’ambition d’obtenir une autorisation pour inaugurer les premiers vols dès l’été 2024, lors des Jeux olympiques de Paris. Un dessein aussitôt soutenu par la présidente d’Île-de-France, Valérie Pécresse, qui promit d’investir plus d’un million d’euros pour la mise en service de ces taxis futuristes. Dès lors, le quai d’Austerlitz devint la cible du groupe Aéroports de Paris (ADP), déclaré maître d’ouvrage.

« Un caprice d’élu »

« Ce projet est un caprice d’élu, une absurdité sans nom, déplore l’écologiste Sandrine Rousseau. Seuls les riches en bénéficieront, mais tous les habitants en paieront les répercussions. » À commencer par le vacarme des dix-huit petits moteurs électriques propulsant ces aéronefs : « La mairie de Paris travaille à réduire le bruit, et voilà qu’on nous impose des sortes d’hélicoptères en ville, s’agace Anne-Claire Boux, l’adjointe chargée de la santé publique. L’OMS assure que les nuisances sonores, en perturbant le sommeil et provoquant l’anxiété, sont la deuxième source de morbidité. »

Contacté par Reporterre, le groupe ADP rétorque que « les mesures sonores effectuées sur l’aérodrome de Pontoise ont fait apparaître un niveau d’émissions de 65 décibels, en deçà de celui d’un autobus conventionnel : le eVTOL est quatre fois moins bruyant qu’un hélicoptère ». Pourtant, au début de l’automne 2023, l’Autorité environnementale (AE) a déclaré incomplète l’étude d’impact livrée par l’entreprise publique. Celle-ci s’était contentée d’analyser la seule incidence du chantier en fermant les yeux sur les à-côtés, tels que le contrecoup sur la biodiversité ou encore la question sécuritaire : « Paris étant une zone sans possibilité d’atterrissage d’urgence, cela interroge grandement », note aussi Dan Lert, adjoint chargé de la Transition écologique à la mairie de Paris.

Les élus écologistes, ici le long du quai d’Austerlitz à Paris, sont fortement opposés à la circulation de ces taxis volants.
© Emmanuel Clévenot / Reporterre

Si ces taxis volent à l’électricité et non aux énergies fossiles, leur consommation énergétique ne penche pas en leur faveur dans la balance. Celle des Volocity, seuls prototypes susceptibles d’être certifiés pour les Jeux olympiques, est, vis-à-vis du nombre de passagers, trente fois supérieure à celle d’un métro — et près de quatre fois celle d’une voiture thermique.

Le 2 février, le commissaire enquêteur Jean-François Lavillonnière est à son tour venu gâcher la fête, en formulant un avis défavorable à la délivrance de l’autorisation ministérielle. Il y déplorait notamment un manque de pertinence pour l’intérêt général, émettant des doutes sur la contribution de ces engins au désengorgement du trafic routier.

Sandrine Rousseau : « Seuls les riches bénéficieront [de ce projet], mais tous les habitants en paieront les répercussions. »
© Emmanuel Clévenot / Reporterre

Face à cette pluie de critiques, le projet aurait pu disparaître des radars. Pourtant, le 20 février, le patron d’ADP, Augustin de Romanet, a déclaré sur le plateau de BFMTV être « quasiment sûr d’avoir une homologation pour transporter des passagers non-payants ». Seuls quelques élus, journalistes et athlètes pourraient en faire l’expérience pendant les JO.

Une information confirmée le 4 avril dans les colonnes du Figaro, affichant : « Le Volocity volera bien à Paris pendant les Jeux olympiques ». En usant du conditionnel, le média dévoilait en outre que des liaisons seraient assurées trois à cinq fois par jour entre quatre vertiports… « Et sans doute un cinquième : une barge sur la Seine en face de la gare d’Austerlitz. »

La plateforme flottante censée accueillir les taxis volants, quai d’Austerlitz à Paris.
© Emmanuel Clévenot / Reporterre

« Pourquoi tant d’acharnement ? Les autorisations n’ont jamais été accordées, les avis sont défavorables, dénonce Charlotte Nenner, conseillère écologiste à la Région Île-de-France. ADP passe en force en toute impunité. » Cette stratégie de l’autruche évoque celle utilisée par les promoteurs du Grand Paris : en septembre 2021, ceux-ci avaient rasé les jardins ouvriers d’Aubervilliers pour y construire un solarium destiné à accueillir les athlètes lors de la compétition internationale. Seulement, dix mois plus tard, la justice avait invalidé ces démolitions. Une victoire au goût amer pour les jardiniers.

Sans qu’aucune validation n’ait été rendue publique, les promoteurs de taxis-volants avancent donc tête baissée. Auprès de Reporterre, le groupe assure que « l’installation de la structure ne préjuge pas de l’éventuelle autorisation de l’État » : « Seulement, il nous faut être prêt au cas où elle tomberait à l’approche des Jeux olympiques. » Il précise que « l’installation de la barge est temporaire et sera retirée à la fin de l’année ».

De son côté, si Valérie Pécresse maintient son cap, elle est plus fébrile qu’auparavant. Le 15 mai, dans une audition au Sénat, elle multipliait les contrevérités, assurant que « ces navettes collectives » accueilleraient « de huit à dix personnes » : « L’objectif est de pouvoir transporter les passagers pour le coût d’un taxi, et de supprimer huit voitures sur la route. Le modèle économique ne consiste donc pas à transporter des nantis qui prennent leur jet au Bourget. » Plutôt, dit-elle, « les classes moyennes aisées ».

Le transport du futur

Contrairement à ce qu’elle affirmait, les Volocity n’ont qu’une capacité de deux personnes… dont une place pour le pilote. Autrement dit, il ne s’agit pas de supprimer huit voitures de l’autoroute A1 — que Valérie Pécresse ambitionne de désengorger — mais une seule. « Elle nous vend les taxis comme le transport du futur, ajoute Sandrine Rousseau. Seulement, le futur, c’est le métro et le RER. Et à deux pas d’ici, les lignes B, C et D sont en grande difficulté et manquent d’investissements. »

L’argumentaire de la présidente de Région est par ailleurs en rupture totale avec celui du groupe ADP. Celui-ci nous déclare : « En aucun cas, ce projet ne vise à acheminer des personnes fortunées de Paris aux aéroports alentours. L’objectif premier est de répondre à des usages sanitaires, en lien avec les urgences. » Il assure à Reporterre travailler « en partenariat avec l’APHP autour d’un protocole qui vise à comparer les temps de parcours de l’aéronef avec celui d’une ambulance classique, dans un univers urbain dense ». Difficile à imaginer, pour l’heure, dans un taxi à deux places.

Aux yeux des élus, l’objectif des promoteurs est clair : cette expérimentation grandeur nature doit offrir une vitrine commerciale lors des Jeux olympiques, dans l’optique d’un déploiement généralisé à l’avenir. Une question aussi soulevée pour la surveillance algorithmique. Le patron d’ADP, Augustin de Romanet, ne s’en cache d’ailleurs aucunement. Toujours devant les caméras de BFMTV, il assurait que ces engins voleraient « par milliers, voire dizaines de milliers, dans les années 2030 ». Un récit de science-fiction en passe de conquérir la réalité.



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